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Au-delà du néologisme, quelle portée pour l’« artivisme » ?

13 juin 2014
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Au-delà du néologisme, quelle portée pour l’« artivisme » ?

Le 12 juin 2014

Le 12 juin 2014

Alors que la planète s’apprête à célébrer en grande pompe et dans un climat d’euphorie le début de la Coupe du monde de football hébergée par le Brésil, les artistes locaux se sont lancés dans une vaste campagne de protestation à l’encontre des autorités brésiliennes et de la FIFA. Leurs critiques colorent les murs de São Paulo et de Rio de Janeiro. Ils y épinglent les dépenses pharaoniques engagées pour ce projet et mettent en lumière l’un des problèmes majeurs que rencontre le pays à l’heure actuelle : la pauvreté. Ces artistes soulignent aussi les besoins vitaux du Brésil, en matière d’éducation, de santé, ou encore de transports.

Le mariage plus ou moins chaotique entre l’art et l’engagement social et politique est loin d’être une invention propre au XXIe siècle. L’histoire de l’art est peuplée d’artistes hérauts de la liberté et engagés pour des causes diverses. Ces liens se sont tout particulièrement renforcés depuis la seconde moitié du XIXe siècle, quand de nombreux artistes ont cherché les points poreux, passerelles et autres interstices entre les deux pôles que sont l’art et l’engagement. Cela a soulevé de nombreux débats théoriques, comme ceux relatifs à la conciliation possible avec l’esthétique. Au siècle suivant, un néologisme a été forgé afin d’évoquer en un terme les créateurs et leurs aspirations politiques et sociales : « artivistes ».

Les moyens artistiques mis à disposition de ces actions transgressives sont multiples : caricatures, arts visuels, performances, happenings ou encore installations. Néanmoins, s’il est évident que le street art ne réglera pas les difficultés de la société brésilienne d’un coup d’aérosol, l’impact réel de ce type d’actions n’en demeure pas moins intéressant à analyser. L’« artiviste » attire l’attention du public, mais aussi celle des médias, sur les enjeux variés qu’il dénonce. Il s’agit aussi d’une voie pour se réapproprier l’espace public, mais aussi, accompagner des événements politiques et sociaux.

Révéler les dysfonctionnements de la société

Les artistes engagés, férus d’activisme politique, cherchent à interpeller leur public : flâneurs du dédale sinueux des rues d’une grande ville, spectateurs d’une performance provocatrice ou encore manifestants d’un vaste mouvement de protestation populaire. Ils permettent ainsi une prise de conscience plus étendue de certains enjeux sociaux, qui pourraient rester dans l’ombre ou connus d’une minorité de citoyens.

Dans la région de Khyber Pukhtoonkhwa, au Pakistan, un collectif d’artistes a ainsi forgé le projet #NotABugSplat, visant à alerter l’opinion sur les frappes indifférenciées de drones des forces armées. Cette zone géographique est fréquemment touchée par les attaques. Inspiré par le travail du photographe français JR, le collectif a donc installé au sol l’image monumentale d’une petite fille. Son identité est inconnue, la seule information divulguée est qu’elle a perdu ses parents et ses deux frères et sœurs lors d’une attaque similaire. L’échelle de cette oeuvre est telle qu’elle peut être vue des satellites.

De la même manière, la campagne de street art « 12th hour » qui s’est déroulée à Sana au Yemen sous l’égide de Murad Sobay, l’été dernier, a permis de mettre l’accent sur une série de douze enjeux propres au régime yéménite, dont le contrôle des armes et le sectarisme. Cette campagne a été l’occasion de nouer un dialogue sur ces sujets sensibles.

Tendre un miroir identitaire

Un pan de l’« artivisme » s’adresse davantage à l’individu, et non à l’ensemble social auquel ce dernier appartient. En effet, l’engagement artistique participe aussi à la prise de conscience nécessaire de questions relevant de domaines plus intimes et individuels. Les interrogations soulevées n’en demeurent pas moins cruciales.

L’artiste et sulfureux performer sud africain Steven Cohen interroge lors de ses performances provocantes, à la limite du spectacle vivant, la notion d’identité raciale, sexuelle et religieuse. Il s’expose alors comme homme blanc, homosexuel et juif. Lors de Chandelier, créé en 2001 en Afrique du Sud, il déambule pratiquement nu, une étoile de David sur le front et chaussant de vertigineuses chaussures à talons. Il est seul, fragile, dans un bidonville où la population est exclusivement noire et indifférente, voire hostile à cet étrange personnage. Cette mise en danger ne peut qu’interpeller le spectateur et l’amener à s’interroger sur la notion complexe d’identité.

Attirer l’attention des médias

L’« artivisme » cherche à assurer la prise de conscience sur des enjeux collectifs ou individuels. Son action trouve un vecteur de diffusion incomparable grâce au rôle que jouent des médias. L’art engagé permet d’attirer l’attention de la presse et autres représentants du quatrième pouvoir sur les sujets qui les mobilisent. Ils sont alors le relais de cette cause et la soumettent à un vaste public. Loin d’y être indifférent, l’artiste peut y voir un outil de plus dans sa lutte contre des travers politiques et autres injustices sociales. Selon les situations, la relation de pouvoir qui se noue entre le créateur et les médias est plus ou moins équilibrée et plus ou moins maîtrisée. Un des exemples phares de ces dernières années est l’action menée par les très médiatiques Pussy Riots, membres du collectif Voïna (« guerre » en russe). Mais, art, engagement et médias se retrouvent associés dans de nombreux autres cas.

La décision gouvernementale de suspendre les expositions dédiées à l’homosexualité lors de la 11e édition de Dak’art, notamment « Imagerie précaire, visibilité gay en Afrique », inclue dans le off, a inévitablement attiré l’attention des médias sur cette question. L’information a notamment été relayée à différents organes de presse (The Artnewspaper, le Monde) et par l’artiste franco-algérien Kader Attia, dont les œuvres étaient exposées. Traiter de ces événements soulève médiatiquement la question de l’illégalité de l’homosexualité dans trente-sept des pays du continent, selon Amnesty International.

(Re)conquérir l’espace public

L’« artivisme » est également un moyen de conquérir, voire de reconquérir, l’espace public urbain par l’art. De ce point de vue le street art, pratique transgressive par excellence, est incontournable. Par essence, il permet aux artistes d’investir le territoire urbain, de jouer avec ses codes et d’y trouver un moyen d’expression. La ville donne ainsi la parole aux artistes.

Outre la figure incontournable de Banksy, Icy et Sot, deux frères iraniens, ont couvert les murs de Téhéran de visages d’enfants et de personnes âgées, associés à des messages appelant à la paix, ou défiant presque directement le gouvernement en place. En Russie, P183, connu également sous le nom de Pavel ou de Pacha 183, street-artiste moscovite, interrogeait la politique du régime de Vladimir Poutine et des mécanismes de son gouvernement à travers la capitale russe.

Le street art n’est pas le seul outil de conquête de l’espace public urbain. Au Brésil, le collectif Alalaô invite des artistes non pas à investir les rues, mais la plage, transformée en espace artistique. Un des exemples de leurs actions est « Nous sommes tous des Amarildo », menée par Ronald Duarte en novembre dernier. Il a déversé de la poudre de betterave dans la mer, colorant en rouge l’étendue d’eau. Cette intervention faisait référence à l’« affaire Amarildo ». Ce maçon de quarante-trois ans, habitant de Rocinha, la plus grande favela de Rio de Janeiro, a été torturé par la police militaire, créant un scandale au Brésil.

Accompagner des mouvements sociaux et politiques

L’engagement des artistes leur permet également de prendre part à des événements politiques et sociaux plus vastes. Ils en sont alors des acteurs impliqués et participants actifs aux côtés des citoyens.

En Ukraine, art et révolution ont été intimement liés. L’insurrection a reçu le soutien de nombreux artistes. Certains ont rejoint les rangs des manifestants. D’après le Washington Post, un groupe se nommant « Civil Sector of the Maidan » a réalisé une performance intitulée The Kingdom of Darkness Is Surrendered l’hiver dernier. Des dizaines de femmes et d’hommes portaient des miroirs au niveau du torse. Les participants y avaient placé des stickers, portant des mentions telles que « Dieu, est-ce moi ? » L’article rapporte par ailleurs le commentaire de Konstantin Akinsha, historien de l’art, commissaire et écrivain : « c’était absolument pacifiste, un moment visuellement merveilleux ». L’artiste Matvey Vaysberg est quant à elle allée directement sur les lieux et a réalisé une série de tableaux intitulée Le mur.

Les artistes évoqués ci-dessus agissent : ils interrogent, interpellent et participent. La portée de leur action est loin d’être insignifiante. L’« artivisme », au-delà du néologisme et des discours qui l’entourent, permet de poser à la société et à ses médias des questions complexes. Il est aussi un outil pertinent de reconquête d’un espace urbain qui semble souvent hors de contrôle pour ses habitants. En outre, il accompagne les mouvements sociaux et politiques. Cependant, ces constats soulignent également les limites de leurs actions.

L’art retrouve souvent l’écrin qui lui est dévolu initialement, entre autres les galeries et musées, perdant de sa superbe contestatrice. Une exposition a déjà eu lieu pour donner à voir aux yeux du public autrichien la production artistique découlant des événements ukrainiens. Intitulée, « Je suis une goutte d’eau dans l’océan », elle était placée sous le commissariat d’Alisa Lozhkina et Konstantin Akinsha au Künstlerhaus de Vienne. Cette exposition montrait affiches, photographies, sculptures, peintures et performances réalisées lors des insurrections ukrainiennes. En outre, la place de l’artiste est celle d’un citoyen parmi d’autres, et non plus d’un prophète et meneur de foules, malgré l’imaginaire qui continue d’être véhiculé à ce sujet.

Art Media Agency 

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