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Lucas Belvaux, « cinéaste-géographe » au cœur des conflits sociaux

PAS_SON_GENRE_120

Pas Son Genre

De Lucas Belvaux

Avec Emilie Dequenne, Loïc Corbery de la Comédie Française, Sandra Nkaké, Charlotte Talpaert.

Durée : 111 min.

Sortie le 30 avril 2014

Deux ans après le captivant 38 Témoins, Lucas Belvaux revient avec Pas Son Genre, une jolie romance rongée par la fracture socioculturelle, adaptée d’un roman de Philippe Vilain. Pour Artistik Rezo, il évoque son travail sur l’adaptation, la direction d’acteurs et son actrice-phénix Emilie Dequenne, ainsi que son affection pour la province et ses décors graphiques…

Comment êtes-vous passé de 38 Témoins, qui est un film très noir, à celui-ci qui est beaucoup plus léger ? (Puisque durant les trois quarts du film on est presque dans l’univers de la comédie romantique…)

Lucas Belvaux : Assez facilement. Je fais les films très spontanément. Tout à coup j’ai une envie, une idée, une inspiration… Je ne sais pas, ça me tombe un peu dessus. A chaque fois, j’ai une envie d’écriture ou une envie de tourner quelque chose. Le cinéma a ça de bien. Historiquement, c’est un art populaire, donc on peut y changer de genre. Alors que les peintres et les musiciens sont un peu tenus d’être dans une période précise. Ce sont des milieux dans lesquels l’éclectisme est un peu moins accepté. Il n’est pas toujours bien accepté au cinéma non plus mais il passe plus facilement. Il y a eu de très grands auteurs de films extrêmement différents, en tout cas sur le mode, et ce bien que des aspects plus personnels transparaissent toujours. Les films transpirent de la sueur de ceux qui les ont faits ! Ils les reflètent, donc il y a toujours des points communs, des choses qui les traversent, même quand on passe du noir au clair.

013_PAS_SON_GENRE_copyrights_AGAT_FILMS__Cie_2013_redimensionneJustement, il y a un point commun frappant entre ces deux films. C’est qu’à chaque fois, les personnages masculins sont plutôt lâches et les personnages féminins plutôt forts, contrairement aux apparences de départ…

Lucas Belvaux : Oui. Je crois que dans tous mes films, les personnages féminins sont plutôt du côté de la vie alors que les hommes sont assez morbides. J’exagère un peu parce que Clément n’est pas « morbide » à proprement parler, mais dans mon précédent film, par exemple, Sophie Quinton était très vivante alors que le personnage d’Yvan Attal était une sorte de mort-vivant. Il était soumis à une sorte de traumatisme qu’il n’arrivait pas à surmonter. Ici, Clément est aussi dans un univers extrêmement contraint, contrit même. Dans mes films, les personnages féminins sont plus lumineux. A part peut-être le personnage de Dominique Blanc dans la trilogie*, qui était très chargé. Elle se camait ; c’était plutôt son mec qui essayait tout le temps de la tirer de là. Mais sinon, dans mes films, les femmes sont plus légères, tout en n’étant pas moins profondes.

Lucas_Belvaux12Comment avez-vous travaillé sur l’adaptation du roman de Philippe Vilain ?

Lucas Belvaux : Le principal aspect de mon travail a été de ramener les personnages à égalité ; de ne pas rester dans le point de vue unique de Clément. Ça a été la première chose et ça impliquait un vrai travail d’adaptation, parce que ce qu’est vraiment l’adaptation, c’est de trouver des équivalences cinématographiques ou dramatiques à des choses qui sont parfois à peine esquissées ou qui ne sont pas dites à travers les situations du dialogue. Par exemple, dans le livre, les karaokés étaient juste évoqués. Ce qui est terrible dans le livre, ou du moins ce qui m’avait un peu déstabilisé quand je l’ai lu, c’est qu’on ne connaissait de Jennifer que ce que Clément nous en disait. Donc il y avait un peu de récit, des éléments factuels ; et puis ses commentaires à lui sur ce qu’elle faisait, lisait ou disait, la façon dont elle s’habillait, etc. Tout ça était un peu glaçant, parce que c’était quelqu’un qui faisait le commentaire d’une relation qu’il était en train de vivre ; il y a là quelque chose de l’ordre de la trahison, par rapport à elle. Mais en même temps, ce n’était pas vraiment ça, parce qu’il était aussi dans une profonde introspection et qu’il faisait aussi des commentaires sur lui-même. Et ça c’était vraiment très difficile. Dans un film, il aurait fallu passer par la voix off et je n’avais pas envie de ça. J’aurais eu trop peur d’alourdir ou de trop abonder dans son sens. Donc il fallait que je trouve une façon de raconter Jennifer qui ne soit pas biaisée par le regard critique de Clément.010_PAS_SON_GENRE_copyrights_AGAT_FILMS__Cie_2013_redimensionne Pour ce faire, je me suis appuyé sur le karaoké, qui était à peine évoqué dans le livre, pour en faire de vraies séquences. Et ces séquences-là, outre le plaisir qu’on peut y prendre, le plaisir de la chanson, des corps qui peuvent bouger, du rythme, c’était une façon de raconter Jennifer ; de voir comment elle va au karaoké, comment elle chante, comment elle envisage le choix des chansons… On ne sait pas très bien comment elle les choisit mais elle les choisit quand même ; ce ne sont pas des choses qu’on entend à la radio tous les jours. C’est surtout toujours en accord avec son humeur, son histoire. La deuxième chose, c’est qu’elle les travaille, ses chansons. Elle n’envisage pas le karaoké comme un moment où aller faire la folle sur une scène en se moquant un peu de soi-même. Elle le fait très sérieusement, avec ses deux copines, répète avant, et pour elle c’est une façon de faire de la musique. Chanter, c’est faire de la musique. En plus, elle choisit des chansons très difficiles à chanter, élaborées rythmiquement et harmoniquement. Donc ça raconte quelque chose de la fille. Pour elle, chanter, c’est transformer sa vie en comédie musicale ; c’est faire de sa vie quelque chose de plus joyeux que ce qu’on lui propose.

 
Avez-vous parlé de l’adaptation avec Philippe Vilain, l’auteur du roman ? A l’origine, il s’agit d’une autofiction, ce qui implique que ça comporte une part de projection personnelle. En tant que réalisateur, vous êtes-vous projeté dans le récit ?

Lucas Belvaux : En réalité, il y avait plusieurs réalisateurs qui s’intéressaient au livre, donc l’auteur a fait une sorte de casting avant de me confier le film. On s’est vu et on a beaucoup parlé. De ce que j’avais ressenti, de ce que je voulais faire. Et puis je lui ai demandé s’il voulait qu’on travaille ensemble, s’il voulait intervenir sur le scénario. Je n’en avais pas plus envie que ça mais je trouvais que c’était bien de le lui demander. Mais il n’en avait pas envie non plus. En revanche, je lui ai fait lire plusieurs versions du scénario. Et puis il est venu sur le plateau, on a discuté du casting, on est devenu assez copains… Mais il n’avait pas envie d’écrire l’adaptation. Il considérait qu’il avait fait son travail et il n’avait pas envie d’y revenir, je pense. Mais ça l’amusait de voir ce que ça allait devenir dans le regard d’un autre.

Lucas_Belvaux10Pour ce qui est de l’autofiction, il faut savoir que l’autofiction, ce n’est pas autobiographique. Philippe n’a jamais vécu cette histoire. Dans l’autofiction, il y a quelque chose de très introspectif. C’est raconté à la première personne et Philippe est un peu Clément, dans son indécision, ses réflexions sur l’engagement dans les histoires amoureuses. Il est dans une démarche de questionnement à propos de lui-même. Donc il se pose de questions et il tente d’y répondre dans ses romans. Mais ce n’est aucunement une démarche autobiographique.

Est-ce que le film est une espèce d’autofiction pour moi ? De la même façon… C’est-à-dire que quand je fais un film, je me l’accapare. Tout à coup, il n’y a plus d’auteur ; quand j’écris le scénario, j’essaie au maximum, tout en respectant le travail de l’auteur, de l’oublier pour ne pas être trop contraint. Je fais miennes les questions qu’il se pose ou je me pose d’autres questions que m’inspire son livre. Par exemple, il y a une situation qui n’était pas dans le livre, c’est quand Jennifer trouve le livre de Clément dans une librairie. J’avais besoin d’un conflit, d’une friction, parce que dans le livre il évoque de petits accrochages autour de la littérature, notamment autour de Zola, sans nommer précisément de moments où elle pouvait commencer à imaginer du mépris ou à s’interroger sur leur relation. Personnellement, je trouvais étonnant le fait qu’il écrivait des livres et ne lui en parlait pas. Pour moi, l’adaptation vient donc aussi des questions que je me pose par rapport au roman et aux personnages.

016_PAS_SON_GENRE_copyrights_AGAT_FILMS__Cie_2013_redimensionneA propos d’Emilie Dequenne, vous avez eu pour elle une jolie phrase, vous dites qu’ « elle est comme un phénix »…

Lucas Belvaux : Oui, absolument. Je me suis beaucoup posé de questions sur le fait que je ne sois pas allé spontanément vers Emilie. Ça a été le fruit d’une réflexion, d’un travail. J’ai vu d’autres actrices… Pourtant, c’était peut-être la comédienne la plus évidente. Je me suis demandé pourquoi, et aussi pourquoi on ne la voyait pas plus au cinéma. Parce que je pense que c’est l’une des meilleures actrices de sa génération, sinon la meilleure aujourd’hui en France. Et ce n’est pas celle qu’on voit le plus. Je ne vais pas dire que ce n’est pas juste, mais c’est assez incompréhensible. J’ai commencé à penser à tous les films que j’avais vus avec elle et je me suis rendu compte qu’à chaque fois, c’était une actrice différente, comme si elle se consumait dans le rôle. En même temps, elle consume le rôle ; c’est-à-dire qu’ensuite on ne peut plus imaginer aucun de ses personnages sous d’autres traits que les siens. Que ce soit dans le film de Téchiné, dans Le Pacte des Loups**, dans la comédie qu’elle a fait avec Gérard Jugnot ou le film de Claude Berri. A chaque fois, c’est un nouveau personnage qu’elle rend impossible à imaginer autrement, d’une sincérité incroyable, avec une espèce de don de soi, mais apr021_PAS_SON_GENRE__copyrights_AGAT_FILMS__Cie_2013_redimensionneès c’est fini. Elle ne jouera plus le même personnage, elle va se réinventer. C’est comme si elle se consumait et puis renaissait, six mois, un an après à travers un autre personnage, et que ça recommençait comme ça sans arrêt. Rosetta n’est pas le personnage du Pacte des Loups. Le personnage du Pacte des Loups n’est pas celui du film avec Jugnot, n’est pas celui du film de Berri, et pourtant tous ces personnages sont justes. Ils sont indiscutables. Et ça, c’est assez exceptionnel. Il n’y en a pas beaucoup qui ne se répètent pas à ce point-là. Et en plus il y a ce mélange d’une honnêteté et d’une sincérité absolue dans ce qu’elle donne et ce qu’elle fait. A chaque fois, on a l’impression que le personnage, c’est elle. Je pense que c’est pour ça que j’ai eu du mal à me faire à l’idée de lui proposer le rôle, que je ne le lui ai pas donné spontanément, parce que les deux dernières fois que je l’avais vue, j’avais eu l’impression que c’était elle absolument, que ça avait été écrit pour elle et que je n’avais pas envie de voir ce genre de personnage. C’est une vraie actrice, elle ne se contente pas de jouer ce qu’elle est. Elle est généreuse et donne beaucoup d’elle-même dans l’incarnation du personnage, mais elle fait aussi la démarche de se fondre dans sa personnalité à lui. Jennifer et Emilie sont très proches mais elles sont aussi différentes, parce qu’elle la crée, elle l’invente. Et c’est en cela qu’elle est une très grande actrice ; parce que ça ne se voit pas.

La mise en scène souligne beaucoup le contraste entre Jennifer, qui est très solaire, et Clément, qui est plutôt sombre. L’avez-vous aussi recherché dans la direction d’acteur ?

Lucas Belvaux : Ça, c’est au moment du casting que ça se passe. Il faut prendre deux comédiens qui vont s’accorder, parce qu’il faut qu’on y croit. Il faut trouver des personnes qui ont envie de jouer ensemble et qui s’amusent, et ça, ça se voit dès les premiers essais, dès leur rencontre. Ensuite, ce contraste est aussi produit par le choix de prendre des acteurs qui ont des trajectoires différentes. Emilie vient de l’école Dardenne ; elle avait pris des cours de théâtre enfant, adolescente ; elle avait toujours voulu faire ça, mais sa vie professionnelle s’est forgée sur les plateaux de cinéma et elle est devenue actrice en pratiquant. Elle a commencé jeune, à un âge où on imprime définitivement. J’ai connu ça, parce que j’ai aussi débuté comme acteur. Dans ces circonstances, on apprend vite et très sérieusement. Du coup, j’ai trouvé chez elle cette impression d’avoir intégré définitivement la technique. 023_PAS_SON_GENRE__copyrights_AGAT_FILMS__Cie_2013_redimensionneC’est-à-dire que la technique du cinéma ne lui pose jamais de problème. On peut tout lui demander, même les choses les plus invraisemblables, ça lui paraîtra toujours très naturel. Même si c’est invraisemblable, ce qu’elle fait, elle sait qu’à l’image, ça ne le sera pas. Ça lui permet d’être toujours à l’aise dans toutes les situations. Et puis en face d’elle, j’ai mis un acteur qui vient du théâtre. Il était toujours très à l’aise avec le texte. Je cherchais quelqu’un qui pouvait dire un texte très écrit, un texte classique, une belle langue. Giono, Proust, Baudelaire… Il fallait à la fois entendre la musicalité du texte, que ce soit beau, que ce soit agréable parce qu’elle l’écoute et qu’elle trouve ça agréable ; et en même temps qu’on entende le texte, que ce soit intelligible. Et pour ça, il fallait trouver un acteur qui a l’habitude et la proximité avec ces textes-là. En prenant un acteur issu de la Comédie Française, j’étais sûr qu’il aurait cette proximité avec les textes, saurait faire ça et aimerait le faire.

Votre cinéma s’intéresse beaucoup à la province. Quelle part joue réellement ce décor ?

Lucas Belvaux : Là, ça avait une portée dramatique au sens dramaturgique, ça racontait quelque chose. Clément avait ainsi la possibilité de rentrer régulièrement à Paris, ça leur faisait une histoire d’amour forcément en pointillés. J’adore tourner en province. Je suis très Chab05_PAS_SON_GENRE_copyrights_AGAT_FILMS__Cie_2013_redimensionnerolien. Et puis je suis de la province belge, donc je suis doublement provincial. Je m’y sens bien. Là, le livre se passait à Arras, où il y a ces grandes places, comme des scènes de théâtre. Il y a beaucoup de texte donc le film est assez théâtral, ça lui correspondait bien. Et puis ça permettait de jouer avec les clichés ; ceux des Parisiens sur la province, ceux des provinciaux sur Paris… Et c’est beaucoup plus agréable de tourner en province qu’à Paris !

Dans 38 Témoins, la ville du Havre jouait aussi un rôle important dans l’intrigue…

Lucas Belvaux : Oui, tout à fait, je suis un cinéaste-géographe, j’ai besoin de décors forts. Je pense que l’environnement raconte quelque chose des gens et a une influence sur eux. Et sur les spectateurs. Je pense que 38 Témoins, tourné dans un quartier pavillonnaire, n’aurait pas été le même film. Ça aurait pu être intéressant aussi, je me suis posé la question. Mais le bas de la ville du Havre, c’est quand même un univers assez extraordinaire : beau, graphique et fort.

* Un Couple Epatant ; Cavale ; Après La Vie (2001)
** Le Pacte des Loups, de Christophe Gans (2001) : Emilie Dequenne interprète le rôle de Marianne de Morangias.

Propos recueillis par Raphaëlle Chargois

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[Crédits Photos : AGAT Films & Cie, Pas Son Genre 13, 2013, ©AGAT Films & Cie ; Camille Laux, Lucas Belvaux en Interview à Nancy, 2014, ©Camille Laux ; AGAT Films & Cie, Pas Son Genre 10, 2013, ©AGAT Films & Cie ; Camille Laux, Lucas Belvaux en Interview à l’Hôtel de la Reine à Nancy, 2014, ©Camille Laux ; AGAT Films & Cie, Pas Son Genre 16, 21, 23 et 5, 2013, ©AGAT Films & Cie.]

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