Au bord, jusqu’au vacillement – MC 93 – Maison de la Culture de la Seine Saint-Denis
Au bord, jusqu’au vacillement Mise en scène de Jean-Michel Rabeux Avec Claude Degliame et Bérangère Vallet Jusqu’au 15 avril 2014 Tarifs : de 9 à 29 euros Durée : 1h25 MC 93- Maison de la Culture de la Seine Saint-Denis |
Jusqu’au 15 avril 2014
A partir de la tristement célèbre photo d’une soldate américaine tenant en laisse un prisonnier à Abu Ghraib, l’auteure Claudine Galéa a écrit ce texte qui maintient le spectateur dans un état oppressant et rude, où l’intime se déverse sans pudeur et sans apitoiement, avec force et affirmation d’un regard, d’un langage, d’une interprétation de la politique et de l’érotisme du côté du féminin affranchi. La photo parue en mai 2004 dans le Washington Post fut un choc pour beaucoup de lecteurs. Elle montrait la réalité d’une politique où la torture est admise, les guerres se répétant dans leur horreur au XXIe siècle jusque dans la démocratie la plus avancée de la planète. Mais l’insoutenable s’y mêlait aussi, du fait même de cette torture subversive, faisant appel à des notions subliminales liées au fantasme du désir, de l’attachement, de l’humiliation et de la possession. L’homme prisonnier n’était pas frappé, il était juste tenu en laisse. Et au bout de cette laisse, ce n’était pas un autre homme tortionnaire qui gonflait le torse, c’était une femme, une femme militaire avec ses attributs de femme, son regard de femme devenue maîtresse et dompteuse, bourreau sans armes, se contentant de poser des yeux dominateurs sur son animal humain, homme réduit à l’impuissance et dépossédé de son humanité. L’auteure a alors été fascinée et obsédée par ce cliché. Il en est sorti ce monologue inclassable et dérangeant qui a reçu le Grand Prix de Littérature Dramatique du Centre National du Théâtre en 2011. Paru aux Editions Espace 34, il s’est immédiatement imposé au metteur en scène Jean-Michel Rabeux, pour lequel les textes qui comptent sont ceux qui abordent l’invraisemblable, le dissemblable et presque l’inacceptable pourrait-on ajouter. Au bout de quoi survient un saisissant théâtre de la cruauté. Un carré au sol Dans la petite salle de Bobigny, les spectateurs mal-assis, sans dossiers, encerclent le plateau. Ils sont au bord d’eux–mêmes, ne pouvant s’adosser nulle part et ils sont aussi au bord de ce qui se joue, au bord du plateau délimité au sol par la projection de la fameuse photographie. Sur ce cliché plaqué sans aucun accessoire ni décor, tout va se jouer. La comédienne Claude Degliame va lentement aller et venir, s’asseoir quelquefois sur les gradins inconfortables puis retourner au centre, s’éloigner de quelques pas puis revenir au centre de l’arène. Outre ce cliché et la comédienne, il y a la peintre Bérangère Vallet nommée Bérangère dans la pièce. Elle évolue avec ses pinceaux du début à la fin de la pièce. Elle peint sous nos yeux et recouvre la photo après l’avoir encadrée d’un trait noir. Elle peint longuement sur le sol, marchant pieds nus sur les couleurs – noir, gris et bleu – qui marquent sa peau. Elle intervient régulièrement, livrée aux regards tandis qu’elle accomplit son travail de peintre comme une performance chaque soir réinventée. A la fin, il n’y aura plus de photo, plus de contours ni de silhouettes, que de la couleur qui recouvre tout jusque dans les coins du tableau carré sur le sol. Ce tracé à terre est finalement pour le public une sorte d’accroche inconsciente, une géométrie à laquelle se cramponner tandis que le texte déborde et pourrait nous emporter dans un tournis d’effroi. Le rapport à la photo est ainsi maintenu, l’œil pouvant se fixer tandis qu’au-dedans tout chavire. Et ce chavirement, l’auteure le projette. Elle interroge par son vécu et son intimité dévoilée la violence de l’érotisme et l’érotisme de la violence. Elle évoque et raconte les cruelles ambigüités des relations mère-fille telles que sa propre mère les a forgées et elle livre ses rapports amoureux personnelles avec des femmes, le féminin et le masculin étant repositionné, basculé, déséquilibré, à l’image de la femme soldate et de l’homme soumis au bout de la laisse. Qu’est-ce que voit le spectateur du cliché ? A partir de cette question qui s’est immiscée en elle, Claudine Galéa a creusé au plus âpre d’elle-même pour donner à voir ce que le désir peut rêver de tenir en laisse ou inversement ce que le fantasme peut dessiner en termes de soumission. Le précipice qui s’est ouvert en l’auteure à la vue de cette photo est celui de l’inadmissible de l’érotisme ; autant ou plus que par la torture infligée et la question politique, c’est l’insupportablement érotique qui fait détourner le regard ou l’hypnotise. L’exploration qui ici est reliée à la littérature du Marquis de Sade, ne se maintient peut-être pas qu’au bord. Elle oblige à rester centrer sur une image d’un état du monde en 2004 avec une grille de lecture qui en déplace le réel pour une plongée spectaculaire. Emilie Darlier |
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