Les gens – Edward Bond – Théâtre Gérard Philipe
Les gens D’Edward Bond Mise en scène d’Alain Franço Avec Dominique Valadié, Aurélien Recoing, Pierre-Félix Gravière et Alain Rimoux Jusqu’au 7 février 2014 Tarifs : de 6 à 22 euros Réservations par tél. Durée : 1h35 Théâtre Gérard Philipe |
Du 13 janvier au 7 février 2014
Quatre hères se scrutent et s’épient comme des vautours affamés et agonisants. Survivants d’une humanité détruite, ils ne sont plus que le reste pourrissant de ce qu’on appelait naguère « Les gens ». Cette pièce est la quatrième d’une quinte du dramaturge anglais Edward Bond, né en 1934. Son complice de longue date, Alain Françon, crée ce dernier volet en date dans une profonde symbiose entre le texte et le plateau. Il fallait en effet une étroite compréhension pour parvenir à dégager les enjeux de ce drame. Tout est censé se dérouler vers la fin du XXIe siècle. Et ce qui se déroule se résume à la tentative de survie de trois hommes et une femme perdus et blessés sur un terrain vague, brumeux, asséché, comme si toute forme de nature et de vie avait été l’objet d’une destruction massive. Dans ce no man’s land apocalyptique où plus rien ne pousse, Posterm que joue Aurélien Recoing gît, le sang coulant de sa poitrine. Autour de lui, rôdent Magerson –Alain Rimoux- et un autre que l’auteur a nommé Quelqu’un, ici Pierre-Félix Gravière. Le premier rabâche sans cesse la même histoire qui l’obsède, l’autre fouille dans ce qui lui reste de mémoire. Persévérante dans le cynique objectif qu’elle s’est fixée, une femme, Lambeth, interprétée par Dominique Valadié, attend que meurt l’homme blessé pour récupérer son manteau et l’ajouter aux vêtements qu’elle accumule ainsi dans un sac. C’est de cela qu’elle tente de vivre, du ramassage des habits des morts, les pliant, les inspectant, les triant dans une répétition gestuelle inlassable qui scande une volonté poignante de continuer à exister, faute de vivre. Pourtant, l’espoir a déserté, tout autant que tout sentiment d’humanité. La guerre, la violence, la destruction extrême sont passées. On ne saura rien de ce qui a précisément constitué le conflit ravageur. Nous sommes là dans l’après. Le chaos est installé, la quasi fin du monde humain est posée. Et c’est sur ce point ultime que la pièce nous interroge dans un propos à la fois glaçant, poignant et parvenant surtout à nous tenir en un suspens métaphysique. Une interrogation nous saisit du début à la fin, une sorte d’étrange et cruel entre-deux s’installe, purgatoire sombre où l’humanité à la fois se vide de ses abominations et se cherche en une errance tragique. Un spectacle en pleins et en béances Edward Bond engage le théâtre et le spectateur. Il emmène le public loin dans le futur préparé par nous tous puis il oblige à se questionner sur les manières d’enrayer ou laisser aller cet engrenage de perte. Le chaos qu’il nous montre est une projection à partir des états présents d’une humanité en perte de ses valeurs essentielles qui la fonde. Le bien et le mal se croisent dans un au-delà fantomatique où les lignes de séparation ont explosées. On comprend que les hommes ont combattu et se sont entretués, menant même la guerre en une stratégie dénuée de toutes les règles du combat, autorisant toutes les exactions et les crimes. Comme portée par un état de désespérance sans retour, la femme autour des trois hommes hébétés garde elle seule une parole qui a sa logique, calme et organisée. Elle a traversé la guerre à travers ses fils qu’elle évoque lucidement et plus rien désormais ne semble pouvoir l’atteindre. Ses enfants perdus l’ont entrainée dans le maintien d’une mémoire. Elle n’est plus même comme Niobé qui pleurait ses enfants, elle n’a plus de larmes, juste une mécanique de mouvements et une obstination où tremblent les vestiges du lien que fut celui de la mère et ses enfants, la source de l’humanité, la vibration de la vie. Cette pièce est un grand morceau de Bond, dont la vision sur le monde s’exacerbe avec une langue qui s’écrit après Beckett et après l’univers de l’absurde, englobant ce passé à vif et cernant le monde contemporain avec un œil de plus en plus aigu. Plus il vieillit, plus cet auteur majeur a l’art de resserrer la justesse de son propos et sa vision dans un étau magistral qu’Alain Françon et les comédiens dessinent avec une impressionnante maitrise. Au bord d’un précipice, le plateau nous maintient aussi au bord de quelque chose. Mais de quoi ? Au bord de la fin de nous-mêmes et de notre humanité partagée. Il faut oser se poser sur ce terrain théâtral qui est dur et poignant. La troupe réunie nous fait toucher de façon bouleversante la crise que nos cultures traversent et le moindre mouvement des comédiens, le moindre frémissement de voix, le moindre détail et le moindre bout de chair aperçu, prend une dimension concrète qui touche à l’essentiel, vain peut-être, de l’humain. Isabelle Bournat |
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