Qui es-tu Fritz Haber ? – Théâtre de Poche Montparnasse
1915. Une fin de repas, lorsque les invités se sont éclipsés. Fritz Haber, tout à sa joie militaire des épicuriennes libations qu’il prolonge à grandes rasades d’un vieux Cognac se cabre face à celle qu’il a aimée, lui a donné un fils et l’a toujours épaulé dans ses travaux scientifiques et ne sera plus sa femme à la fin de la soirée mais une inconnue. Son insouciance euphorique cède la place à une colère qui va crescendo lorsque Clara lui tient tête. Le pragmatisme humaniste de Clara que la guerre détruit et le patriotisme aveugle de son époux qui fête les premières utilisations d’un gaz mortel qu’il vient d’inventer deviennent le théâtre d’un affrontement impitoyable, d’un règlement de comptes, concert où se mêlent l’intimité d’un couple en perdition et les dissonances sur les dérives d’un monde au bord du chaos.
Les nombreux spectateurs qui ont applaudi Isabelle Andréani lors de ses récentes performances chez Musset et Marivaux connaissent l’aura des plus nobles tragédiennes qui habite cette fantastique petite bonne femme. Ce génie de la scène qui happe son auditoire dès les premiers échanges et même avant. Lorsqu’elle débarrasse la table de ce funeste dîner comme pour remettre dans une maison cet ordre qui a déserté sa vie intime, elle nous aimante instantanément, même murée dans ce silence que lui impose la joviale autosatisfaction de son époux. Le miracle opère avec la même intensité que dans Il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée et Le Jeu de l’amour et du hasard car servir un beau texte constitue sa principale exigence.
Elle est magnifiquement épaulée par son metteur en scène, le fidèle Xavier Lemaire, grandiose Fritz Haber dans sa subordination à la cause nazie et effrayant dans cette détermination criminelle qu’il feint d’ignorer au nom de la science et de ses inévitables dommages collatéraux. Tous deux servent un texte lumineux de Claude Cohen, qui réussit, tout en maintenant une tension permanente, à styliser un manichéisme jamais schématique. Le discours scrute, dissèque pourtant toutes les dichotomies de cette situation, le bien et le mal, le vrai et le faux qui se chevauchent, s’entremêlent, sont renvoyés dos à dos. La science, immorale aux yeux de Clara dès qu’utilisée à des fins meurtrières et amorale par définition et en toute circonstance pour son époux, constitue le pivot de ce propos fulgurant de modernité et d’actualité. Une leçon d’histoire vue à travers un personnage peu connu et une leçon de théâtre par deux artistes qui mériteraient de l’être encore davantage.
Franck Bortelle
Qui es-tu Fritz Haber ?
De Claude Cohen
Mise en scène de Xavier Lemaire
Avec Isabelle Andréani et Xavier Lemaire
Décor : Caroline Mexme // Costumes : Rick Dijkman
Scénographie et lumières : Stéphane Baquet
Musique : Régis Delbroucq
Jusqu’au 5 janvier 2014
Du mardi au samedi à 21h et le dimanche à 17h
Réservations par tél. 01.45.44.50.21 ou en ligne
Durée : 1h15
Théâtre de Poche Montparnasse
75, boulevard du Montparnasse
75006 Paris
www.theatredepoche-montparnasse.com
[Photographie : Laurencine LOT]
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