La Grande et Fabuleuse Histoire du commerce – Théâtre des Bouffes du Nord
Depuis des années et au fil de ses spectacles, Joël Pommerat dissèque avec une obstination acérée le monde du travail et le sens de la vie qu’il induit. Là encore, avec sa minutie repérable dès la première seconde, il analyse une valeur dominante en investissant le plateau d’une ambiance où se chevauchent le surnaturel et le réalisme brut.
Dans cette pièce, il place un groupe de vendeurs dans une chambre d’hôtel. Le lit est couvert d’un plaid blanc, la lumière est blafarde, les voix sont comme évidées par un micro, les hommes sont en costume cravate et bien sûr trône une télévision sur la table basse. Ils se retrouvent chaque soir dans une chambre pour faire le point sur leur journée. Ils comptabilisent les contrats signés, tentent de battre des records, sont tantôt contents tantôt abattus selon le bénéfice du jour, éructant en héros minables quand ils ont pigeonné des naïfs, ou au contraire avachis comme des bêtes seules au monde à cause d’une négociation ratée.
Le coaching d’un jeune recruté donne lieu à l’étalage de leurs méthodes de vente et la panoplie du parfait vendeur sans scrupules est désossée jusqu’à la moelle. Pas de chair, pas de cœur, pas de sentiments, pas de respect. Du chiffre, un point c’est tout. Pour vendre leur produit à un petit vieux démuni ou à un jeune couple peu aisé, ils sont prêts à toutes les facilités du mensonge et sont rompus à l’art de jouer les braves types qui vous veulent du bien alors que leur seul but est de vous extorquer de l’argent pour vous filer un objet inutile voire dangereux. Le spectateur assiste donc à la formation du petit nouveau qui a encore quelques illusions et d’autres choses dans la vie : une fiancée par exemple. Evidemment, il n’a pas le choix, c’est « marche ou crève». Soit il adopte les comportements malhonnêtes de ses aînés, soit il ne gagne pas son salaire. Et autour de cette alternative, Joël Pommerat, en tenant l’atmosphère parfois fantasmagorique avec une opiniâtreté de plasticien, parvient à y glisser les nuances qui, quoiqu’on fasse, finissent par remuer ou bouillir au fond de tout individu humainement constitué. Le divorcé attend le coup de fil de son ex et le plus jeune pleure comme un môme en détresse lorsque sa promise décide de le quitter. La cupidité, même portée au pinacle, finit par laisser passer ici ou là le besoin d’être aimé et la terrible solitude de celui dont le gain ne trouve plus personne pour être partagé.
La dureté contemporaine
En deux parties séparées par une courte vidéo, bien réalisée mais un peu trop facile quant au signifiant pour être une image forte, la pièce montre les sous-bassement les plus profonds des relations humaines malgré les revers et les retournements de situation, Mai 68 passant par là.
Le style de Pommerat est ici travaillé dans un creuset mince qui est celui du commerce et pourtant, c’est l’immensité de ce que représente l’acte vendre-acheter qui est auscultée. Avec une régularité presque chirurgicale, maîtrisée dans les moindres gestes de ces hommes tragiquement formatés, la notion de confiance et de considération pour l’autre est passée au crible. L’assurance des vendeurs obligés de ruser s’ils veulent payer leurs loyers et maintenir leur propre existence, est à la fois capable de causer des ravages et de vaciller jusqu’au désespoir à cause de l’effritement d’un socle intime. L’activité du négoce est au cœur de nos sociétés modernes.
Cette fable nous saisit et nous émeut par son interrogation sur le terrible trafic qui se joue finalement dans les consciences. Mais son aspect documentaire concerne une question qui n’a plus de mystères. Car comment aujourd’hui, à moins de fermer les yeux et les oreilles ou de vivre en ermite, ne pas détecter et connaître les procédés de vente dont on est assailli partout voire l’acteur consentant ou forcé ? Si bien que malgré la spécificité d’une esthétique qui touche et glace en même temps, on peut être un peu déçu par la linéarité du spectacle, alors que Au monde et Les marchands, récemment à Paris, ont une fois de plus démontré la prodigieuse veine créatrice de Joël Pommerat.
Isabelle Bournat
La Grande et Fabuleuse Histoire du commerce
De Joël Pommerat
Avec Patrick Bebi, Hervé Blanc, Éric Forterre, Ludovic Molière et Jean-Claude Perrin
Collaboration artistique : Philippe Carbonneaux
Création lumières et scénographie : Eric Soyer
Jusqu’au 16 novembre 2013
Du mardi au vendredi à 20h30
Le samedi à 15h30
Tarifs : de 18 à 29 euros
Réservations par tél. 01.44.85.40.40
Durée : 1h20
Théâtre des Bouffes du Nord
37bis, boulevard de La Chapelle
75010 Paris
M° Gare du Nord ou La Chapelle
Articles liés
“Chaque vie est une histoire” : une double exposition événement au Palais de la Porte Dorée
Depuis le 8 novembre, le Palais de la Porte Dorée accueille une double exposition inédite, “Chaque vie est une histoire”, qui investit pour la première fois l’ensemble du Palais, de ses espaces historiques au Musée national de l’histoire de...
“Les Imitatueurs” à retrouver au Théâtre des Deux Ânes
Tout le monde en prend pour son grade, à commencer par le couple Macron dans un sketch désormais culte, sans oublier Mélenchon, Le Pen, les médias (Laurent Ruquier & Léa Salamé, CNews…), le cinéma, la chanson française (Goldman, Sanson,...
La danseuse étoile Marie-Agnès Gillot dans “For Gods Only” au Théâtre du Rond Point
Le chorégraphe Olivier Dubois répond une nouvelle fois à l’appel du Sacre. Après l’opus conçu pour Germaine Acogny en 2014, il poursuit, avec For Gods Only, sa collection de Sacre(s) du printemps qu’il confie cette fois-ci à la danseuse...