Des arbres à abattre – La Colline
Il fallait oser commencer par un interminable soliloque du narrateur, qui ne bouge pas de son fauteuil à oreillettes pendant près d’une heure. Ce premier et long tableau plonge le spectateur dans l’épaisse prose de Thomas Bernhardt sans que l’on détache les yeux de cet écrivain vieillissant (joué par Claude Duparfait), recroquevillé dans un coin de scène peu éclairé et déversant sur un mode tragi-comique toute l’attraction et la répulsion qu’il éprouve pour une classe viennoise d’artistes bourgeois.
Avec la délectation du dégoût et du mépris sur lesquels il s’interroge lui-même, ce narrateur qui n’est autre que Thomas Bernhard, met quasiment en place tous les personnages que nous ne verrons en réalité que beaucoup plus tard. Ces personnages qui l’obsèdent et dont il ne peut se détacher malgré sa haine, sont essentiellement le couple des Auersberger, qu’il n’avait pas vu depuis trente ans et chez qui il a bêtement accepté d’aller dîner, ce dont il se repent déjà. Il les a retrouvés aux funérailles de leur amie commune, La Joana, artiste qui s’est pendue, elle qui toujours, se souvient le narrateur, fixait ses yeux sur la beauté du monde. Ainsi plongé dans une introspection infinie qui se déplie et revient sans cesse sur les mêmes obsessions avec hargne, humour et cynisme, le narrateur se remémore les dîners passés que donnaient les époux Auersberger, autour d’une romancière en vogue et d’un comédien célèbre et ridiculement parfois mais aussi pathétiquement imbu de lui-même. Ainsi la société viennoise artistique et mondaine est campée, détestable, médiocre et follement désespérante tout autant que grotesque, séduisante et irrésistible.
Trois mouvements
Ce n’est qu’après cette longue et prodigieuse première partie que surgissent sur scène les personnages évoqués, prenant place autour d’un piano à queue, se dandinant entre cigares et pâtisseries fines, chacun faisant son numéro d’artiste déchirant tout en s’accrochant à des envolées inspirées qui dégoulinent d’une culture plaquée et évitant sans toujours y parvenir le gouffre d’un désespoir mondain alcoolisé. Laissant ces conversations de salons se vautrer dans une prétention savante, le narrateur se fait discret, silencieux, laissant le spectateur que nous sommes être pris au piège brillant et vain de ces artifices bourgeois insupportables, indispensables néanmoins, supports de la création et de la littérature, car s’ils n’étaient pas là pour provoquer un aussi magistral rejet, qu’en serait-il du roman à venir ?
C’est là tout l’ambigüité du narrateur-Thomas Bernhard. Assassin de ses hôtes, il s’en nourrit. Et la question qui taraude l’auteur prend forme, venant s’immiscer, cinglante et bouleversante, celle de la nécessité d’écrire et de créer, l’impérieuse bataille qui se livre contre la réalité en y prenant appui. Il fallait une équipe exceptionnelle de comédiens pour laisser venir avec subtilité l’interrogation de l’artiste sur sa propre urgence à créer, pris dans le flux des souvenirs et des projections, mêlant en sa conscience les composantes du temps, fuyant les souvenirs et les domptant en les recréant sans cesse. Cette interrogation est la colonne de la troisième partie où caracolent en un rythme de fugue tous les personnages et le narrateur revenu parmi eux.
Entre la deuxième et la troisième partie, la Joana qui ne sera jamais sur scène apparaît dans des images projetées sur un rideau mi-opaque, sur le Boléro de Ravel et dans une beauté sonore et visuelle qui interrompt le cours des conversations, comme pour subjuguer le spectateur par un instant de beauté, contrepoint sublime des agitations mondaines de ceux qui courent aveuglément après ce que Joana, sans doute, voyait.
Dans cette mise en scène remarquablement intense qui, disons-le, donne à entendre théâtralement la part du romancier Thomas Bernard, les comédiens sont d’un extraordinaire raffinement, habiles en leur déplacement et leur phrasé, à la hauteur renversante de cette fascinante société viennoise.
Isabelle Bournat
Des arbres à abattre
D’après le roman de Thomas Bernhard
Adaptation et mise en scène de Claude Duparfait
En collaboration avec Célie Pauthe
Avec Claude Duparfait, Laurent Manzoni, Annie Mercier, Hélène Schwaller, Fred Ulysse et la participation d’Anne-Laure Tondu
Du 11 au 28 septembre 2013
Du mercredi au samedi à 21h
Le mardi à 19h
Le dimanche à 16h
Tarifs : de 14 à 29 euros
Réservations par téléphone au 01.44.62.52.52
Durée : 2h10
La Colline
15, rue Malte-Brun
75020 Paris
M° Gambetta
Articles liés
“Moins que rien” : l’histoire de Johann Christian Woyzeck adaptée au Théâtre 14
L’histoire est inspirée de l’affaire de Johann Christian Woyzeck (1780-1824) à Leipzig, ancien soldat, accusé d’avoir poignardé par jalousie sa maîtresse, Johanna Christiane Woost, le 21 juin 1821. Condamné à mort, il a été exécuté le 27 août 1824....
La Scala présente “Les Parallèles”
Un soir, dans une ville sans nom, Elle et Lui se croisent sur le pas d’une porte. Elle est piquante et sexy. Lui est hypersensible et timide. Il se pourrait bien que ce soit une rencontre… Mais rien n’est moins sûr, tant ces deux-là sont maladroits dans leurs...
“Tant pis c’est moi” à La Scala
Une vie dessinée par un secret de famille Écrire un récit théâtral relatant l’histoire d’un homme, ce n’est pas seulement organiser les faits et anecdotes qu’il vous transmet en une dramaturgie efficace, c’est aussi faire remonter à la surface...