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Jacques Villeglé – interview (2/2)

25 février 2014
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Jacques Villegle

Jacques Villeglé – interview (2/2)

« J’ai été attentif à tout ce qui bouge, surprend et interroge », écrivait Jacques Villeglé dans La traversée Urbi & Orbi (Luna Park Transédition, 2005).

… lire la 1ère partie de l’interview

Même si on vous a parfois rapproché du ready made dans votre appropriation du réel, c’est tardivement que vous avez eu connaissance du dadaïsme…

Oui, le dadaïsme, on ne l’a vraiment connu qu’à l’exposition de 1966 à Paris. Nous avons tout de suite compris que les dadaïstes n’étaient pas contre l’art, mais pour la liberté.

Il y avait des figuratifs, des abstraits de toutes sortes… Ce qui m’a influencé, en revanche, c’est que j’ai connu Jarry très tôt, et il est l’un des premiers à avoir joué sur la disparition de l’auteur. Qu’un type arrive à faire monter, dans un théâtre important de Paris, un texte fait par des lycéens, ça m’a soufflé, et m’a certainement permis d’arriver aux papiers lacérés.

Quel regard portez-vous aujourd’hui sur l’aventure collective du Nouveau Réalisme ?

Le nouveau réalisme, pour moi, commence le 2 octobre 1959, avec la première Biennale de Paris. Nous avions un esprit commun, et le critique Pierre Restany l’a vu. L’unité, c’était qu’on se détachait de la peinture. Chez Klein, il n’y avait pas de trace de pinceau, c’était de la poudre qui tombait sur un vernis. Tinguely venait de faire la machine à peindre. Hains et moi ravissions les affiches sur les murs. François Dufrêne était le moins nouveau réaliste, c’était un poète, il a toujours aimé tripoter. Restany a ajouté Arman, le premier artiste qu’il ait connu. On dit que ça a commencé le 27 octobre 1960, quand nous avons signé un manifeste, mais c’est plutôt la fin. Il y avait trop de monde !

Tinguely se méfiait des affichistes parce qu’ils étaient paresseux, comme nous étions trois, il a amené Daniel Spoerri. Klein, de son côté, a amené Martial Raysse. Il avait 22 ans, il était prétentieux, fat, se définissait comme « l’arme secrète » comme De Gaulle disait pour l’arme atomique. Comme nous étions de mauvais hommes d’affaires, c’est après avoir signé que nous lui avons demandé ce qu’il faisait ! Klein lui prêtait une chambre de bonne au-dessus de son appartement, et nous sommes montés voir. On a trouvé ça très bien, mais parce qu’il nous avait agacés on lui a dit que ce n’était pas nouveau réaliste. Vaniteux, il en a été blessé…

Par la suite, à part Arman, nous nous sommes tous fâchés avec Restany, qui s’est un peu tué lui-même parce qu’il avait pris la grosse tête… Mais on a fini par comprendre qu’on avait fait une famille : comme à toutes les réunions de famille, on est content de se voir, mais on s’engueule.

Quel serait l’héritage du nouveau réalisme, selon vous ?
 
Je ne sais pas s’il y a un héritage. Est-ce qu’on a eu une suite ? Non, on a donné un choc. La preuve, c’est la deuxième biennale de Paris, en 1961. Je me suis dit qu’il fallait que je montre quelque chose de différent de ce que j’avais présenté à la première Biennale. En 59, j’avais présenté des œuvres sombres (un peu à la Dubuffet). J’ai voulu faire exactement le contraire – des couleurs claires, des fonds blancs, des lettres se détachant bien, des mots lisibles mais détachés de leur contexte. Par une chance extraordinaire, j’ai trouvé exactement ce qu’il me fallait, je l’ai roulé sur un trottoir et emporté. Chance, d’ailleurs, pas exactement. Cela a confirmé mon intuition qu’avec l’affiche, j’arriverais à faire ce que je voulais, à concevoir quelque chose sans le voir et à le trouver. C’est pour cette œuvre de juillet 1961 qu’à New York je suis reconnu comme un initiateur au pop art. La première biennale avait servi à éduquer. Lors de la deuxième, tous les critiques m’ont insulté, mais les peintres m’ont accepté. En deux ans, l’esprit de Paris avait changé, nous avions modifié le paysage. 

Votre passion de la typographie et du signe, visible dans vos affiches, vous la poursuivez depuis bientôt quarante ans dans un « alphabet socio-politique »…

Oui, j’y travaille depuis 1969 ! J’y croyais vraiment, mais ce n’est qu’à partir de 1979 que j’ai commencé à exposer de petites choses. J’ai beaucoup réfléchi, parce qu’il ne fallait pas que je devienne un peintre ! Je pensais qu’il faut avoir une unité dans la vie. Je me suis dit que je serai un dessinateur de planches d’encyclopédie – un rôle humble. André Breton disait que l’artiste doit vivre à l’ombre de son œuvre… Je n’aime pas les artistes qui se mettent en avant. Ce qui est intéressant, c’est l’œuvre, c’est par elle qu’on travaille et qu’on vit. Quand j’avais douze ou treize ans, j’ai lu un livre pour enfant qui racontait l’histoire d’un fils de concierge qui devenait ami avec un fils de milliardaire. Ils avaient un professeur zen qui disait : « Un peintre devient grand quand il a tué sa personnalité. » Au fond, le lacéré anonyme, c’est ça – c’est peut-être cette phrase qui m’y a conduit… Une réflexion de mes treize ans….

Vous n’avez jamais cru à la fin de l’art, disiez-vous. Et à la fin de l’artiste ? 

Non. Les artistes, c’est incompréhensible. Et ce qui est incompréhensible durera toujours.

De nombreux créateurs issus de l’art urbain revendiquent leur admiration pour votre travail. Quel regard portez-vous sur ce mouvement ? 

J’ai beaucoup travaillé avec le street art. J’ai fait une fois une toile avec cinq personnes du street art (Jérome Mesnager, Psyckoze, Thoma Vuille, Arsen et Artof Popof), je les ai vus travailler sans se soucier les uns des autres, la toile était réussie et je n’en revenais pas ! J’ai aussi fait le M.U.R. Le street art, c’est quelque chose qui correspond à notre époque. Le monde des peintres s’est multiplié et l’entrée dans les galeries, aujourd’hui, est très dur. Cela se fait souvent par le hasard des relations, pas forcément par la qualité. Les street artists aiment amener une animation dans la rue. J’ai vu qu’à Berlin, on donnait des cours aux employés municipaux chargés de nettoyer les tags pour qu’ils en respectent certains. Ce phénomène aujourd’hui très important a commencé aux Etats-Unis dans les années 70, et a donné des types comme Basquiat ! Vous voyez, on disait dans ma jeunesse que les Américains n’étaient pas cultivés, mais Basquiat a été soutenu alors qu’il utilisait des supports parfois ingrats. La génération de Miss.Tic a fait la transition entre le mur et la galerie. Miss.Tic elle-même était très consciente de ce que cela pouvait faire perdre à son œuvre, elle y a réfléchi. Mais c’est une aventure qui n’est pas finie, on est trop proche pour avoir vraiment un avis. Chacun a sa personnalité. Peut-être peut-on la perdre dans le street art… Mais il est trop tôt pour savoir.

Quels sont vos projets actuels ?

Je dois finir aujourd’hui une planche de mon Alphabet socio-politique, qui est toujours en évolution. Je rends hommage aux inventeurs d’alphabets, aux cryptographes. J’y utilise des signes qui viennent aussi bien du Songe de Poliphile, ce livre du quinzième siècle, que d’un carrelage du dix-septième ou du carré Sator Arepo, un palindrome latin qui a été retrouvé parmi les graffiti de Pompéi….

Sophie Pujas

Pour en (sa)voir plus : 
– La Traversée Urbi & Orbi, Jacques Villeglé, Luna-Park Transédition, 2005
– Jacques Villeglé, par Odile Fergine. Editions Linda et Guy Pieters, 2007
« Jacques Villeglé – La Comédie urbaine », Centre Pompidou, du 17 septembre 2008 au 5 janvier 2009

Jacques Villeglé est représenté en France par la galerie Georges-Philippe & Nathalie Vallois.

[Visuel : CD30-Bryen. Mars-avril 1955. Paris, “Bonaparte”. Camille Bryen, Jacques Villeglé]

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