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Jacques Villeglé – interview (1/2)

25 février 2014
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Jacques Villegle

Jacques Villéglé – interview (1/2)

« J’ai été attentif à tout ce qui bouge, surprend et interroge », écrivait Jacques Villeglé dans La Traversée Urbi & Orbi (Luna Park Transédition, 2005). Né en 1926 à Quimper, il est de ces artistes qui vivent le monde comme un coup de foudre permanent.

Dès 1947, ce collectionneur dans l’âme récolte à Saint-Malo des débris du mur de l’Atlantique et des morceaux de ferraille. Mais son goût de la couleur le poussera bientôt vers les affiches lacérées, qu’il prélève aux murs parisiens, et qui fera de lui l’une des figures emblématiques du nouveau réalisme.

En février 1949, il s’emparait avec Raymond Hains de la première d’entre elles, « Ach Alma Manetro ». Une aventure qu’il déclinera plusieurs décennies durant sans en épuiser la richesse plastique et les multiples sens. Depuis 1969, il s’est également attelé à un « alphabet socio-politique » à travers lequel il explore les mystères du signe et des langages. En 2008, le centre Pompidou lui rendait hommage à travers une exposition, « La Comédie urbaine ». Rencontre dans son atelier parisien.

Vous avez grandi en Bretagne dans un milieu plutôt traditionnel. Qu’est-ce qui a déterminé votre vocation d’artiste ?

Vous savez, la détermination est une chose bizarre, inexplicable. J’ai grandi à Vannes, près de Carnac et des chapelles du Morbihan. Mon enfance bretonne, c’étaient les vieux meubles, les menhirs… L’art, je l’ai vraiment découvert en juin 1943, à dix-sept ans, quand j’ai trouvé un livre de Maurice Raynal, L’Anthologie de la peinture française de 1906 à nos jours (paru en 1927). Cela révolutionnait mon esprit, parce je ne comprenais pas ce que je voyais ! Picasso, passe encore. Mais il y avait un Miró qui m’a beaucoup frappé. Il s’agissait d’une reproduction de l’époque, tramée, autant dire que c’était une tâche informe. Au lieu de me rebuter, je me suis dit que je voulais comprendre. C’était tout le contraire de notre éducation ! Beaucoup de lycéens ont été fusillés pendant la guerre, et je me demande si les professeurs ne donnaient pas une éducation lénifiante pour ne pas exciter les esprits. L’esprit de l’Occupation, contre l’art, avait commencé déjà avant la guerre, tout était contrôlé par la censure… Je ne trouvais que des livres de 1920. Rendez-vous compte qu’une Histoire de l’art Hachette traitait l’impressionnisme comme une plaisanterie, et disait que les impressionnistes avaient inventé la couleur bleue pour l’ombre parce qu’ils n’avaient plus de noir chez eux. Je me disais : c’est formidable, avec des plaisanteries on fait avancer l’histoire de l’art… 

Vous qui êtes un grand érudit, vous n’avez pas aimé les études…

J’étais très mauvais élève, je n’ai eu aucun examen, à part l’admissibilité à l’école d’architecture ! Je me suis inscrit aux beaux-arts de Rennes, et j’avais l’impression de perdre mon temps. Les professeurs étaient minables – une escroquerie ! Le directeur de l’école avait un peu plus de soixante ans. Ayant eu du succès très jeune, il pensait que cela avait nui à sa carrière, son grand conseil, c’était : n’exposez pas trop tôt…. Je suis aussi passé par l’école d’architecture, et c’est la première éducation qui m’a été utile, parce qu’elle me structurait… Après, j’ai travaillé chez des architectes, qui étaient très loin de la Révolution de l’urbanisme dont j’avais connaissance par les livres qu’éditait Le Corbusier… J’ai eu un patron de 37 ans, lorsque je lui ai parlé de la villa Savoye à Poissy, il m’a dit que cela ressemblait à une caisse en carton dans un champ de betteraves ! J’ai aussi travaillé pour un architecte qui reconstruisait les phares de Bretagne après-guerre – je vivais au milieu des cailloux…

Aux Beaux Arts, vous avez tout de même rencontré Raymond Hains…

Oui, et je l’ai rejoint à Paris en 1949. Il venait d’acheter une caméra et voulait faire un film. Le cinéma me plaisait, c’était un travail d’équipe. Mais Hains était quelqu’un pour qui finir un travail était comme un enterrement. Un jour, j’ai compris qu’on ne terminerait jamais ce film, je suis parti avant de le tuer ou de me tuer ! On était pourtant près de terminer. La seule question qui restait à résoudre, c’était le choix du son. On fréquentait les musiciens de la musique concrète. Et comme notre film est plutôt impressionniste, ondoyant, les bruits de la ville de cette musique ne convenaient pas… Hains était un personnage très imaginatif, mais un peu maladif. Le matin d’une exposition, il disait qu’il fallait faire autre chose. On lui donnait tout ce qu’il voulait parce qu’il avait le génie de se plaindre… Un peu comme Baudelaire avec l’argent, ce qu’il avait, il le dépensait, mais il trouvait toujours quelqu’un pour lui en donner… Il disait : « j’ai le titre de l’exposition, l’exposition est finie ». Il était conscient avant sa mort qu’il ne resterait rien de lui parce que tout a été volé…. Pendant cette période, nous avons aussi travaillé sur Hepérile éclaté, un livre d’artiste avec Camille Bryen. Camille Bryen était un poète breton impécunieux, qui avait connu Duchamp en 1935. Comme il était incapable de gagner sa vie, il s’est mis à faire une peinture abstraite assez classique. Il m’a aidé beaucoup parce qu’il disait : entre l’art et le non art il n’y a pas de différence puisque tout finit au musée. Cela a balayé mes interrogations. 

Comment se sont passés vos premiers contacts avec le milieu de l’art  ?

Jacques VillegleC’était un Paris qui ne ressemblait pas à celui d’aujourd’hui. On pouvait faire le tour de toutes les galeries en deux après-midi. Je les ai toutes faites pour savoir qui était qui : Lydia Conti, qui défendait les jeunes peintres ; la galerie Maeght, qui était un peu traditionaliste, comme elle l’est restée, mais chez qui on voyait de belles expositions de Picasso, Braque, Matisse ou Fernand Léger ; la galerie Carré qui défendait Fernand Léger… A l’époque, il n’y avait pas de catalogue lors des expositions, seulement une feuille avec les noms des peintures. Avec Hains, nous avons rencontré Colette Allendy, chez qui nous avons exposé. C’était une femme qui avait fréquenté le milieu de l’art dès sa jeunesse, parce que sa mère était une peintre post-impressionniste. Elle connaissait aussi bien Picabia que le sculpteur Albert Gleizes, elle avait été la marraine de guerre de Maurice Sachs, Antonin Artaud avait fait un portrait d’elle… Mais ce n’était pas une commerçante, l’organisation était assez bohème. Quand on a exposé chez elle, un collectionneur a demandé un prix, et je ne savais pas quoi répondre ! 


Ma première exposition avec Hains, Loi du 29 juillet 1881 ou le lyrisme à la sauvette a eu lieu chez elle en 1957. Je n’arrivais jamais à décider Hains à exposer. Si j’ai finalement réussi à le persuader de le faire chez Colette Allendy, c’est parce que Klein y exposait. Elle n’avait qu’une semaine à nous proposer, et Klein a diminué sa propre exposition de 8 jours pour que nous puissions exposer plus longtemps.


Comment est né le concept du « lacéré anonyme » ?

Je pouvais prendre des affiches absolument contradictoires dans la même journée, donc perdre complètement mon identité. Est-ce que j’étais celui du matin ou celui du soir ? J’ai créé le lacéré anonyme, qui est le créateur, et moi je suis le metteur en scène. J’étais contre le travail. Je peux donc faire des compliments sur une affiche sans prétention, puisque ce n’est pas moi qui l’ai faite ! Les affiches étaient beaucoup plus abstraites à l’époque, parce qu’autour de chacune étaient collées des bandes monochromes, cela faisait donc beaucoup de surfaces sans mots. Faire le lacéré anonyme m’a donné toute liberté. Ca a été mon malheur, parce que, comme je disais que ce n’était pas moi qui l’avais fait, les collectionneurs ne savaient pas trop quoi en penser. Ca me donnait tort, d’une certaine façon, mais j’estime que c’est ce que j’ai fait de bien.

« Je veux assassiner la peinture », disait cette phrase de Miró qui vous a tant impressionné à dix-sept ans. Et vous ?

Mais je ne comprenais rien à cette phrase, moi qui ne vivais pas du tout dans le milieu de la peinture ! D’ailleurs Miró est le peintre le plus peintre qui soit, avec Picasso. C’est extraordinaire, il n’est pas tombé dans le côté maladif des surréalistes et a réussi à faire quelque chose de très différent de Matisse ou de Picasso. Picasso, c’est le peintre qui a toujours vécu de sa peinture. J’ai vu ses oeuvres de jeunesse à Barcelone. On ne sent jamais l’enfant, tout est toujours mûr. Il a toujours été un peintre adulte, c’est très curieux. Je n’ai jamais voulu assassiner la peinture, je ne crois pas en la fin de l’art. J’ai toujours pensé que l’artiste devait apporter une nouvelle forme de beauté. C’était tout ce que je savais de l’art quand j’étais adolescent. Rendre la laideur belle, c’était la seule chose que j’avais retenue de l’art du 19e, en particulier de ces gravures qui représentaient le dégel. Il s’agissait de ne pas être comme les autres. Je n’avais rien contre la peinture abstraite, mais ce n’était pas pour moi, car je me disais que c’était Kandinsky qui l’avait créée – je n’allais pas faire la peinture de la génération de mon grand-père ! 

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Sophie Pujas

Jacques Villeglé est représenté en France par la galerie Georges-Philippe & Nathalie Vallois.

[Visuel (de haut en bas) : CD30-Dinard. Début août 1949. Dinard. Raymond Hains, Jacques Villeglé, Robert Omnès. // CD33-Invitation57. 24 mai 1957. Paris, Galerie Colette Allendy. Courtesy de l’artiste]

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