Alain Duchesne – Les Grimaces de la séduction
Issu de sa longue expérience de directeur artistique dans la publicité, comme de sa poétique fragile et parfaitement assumée, sa narration interpelle immédiatement nos sens, les faisant parfois grincer, pour nous inviter à une réflexion de fond sur l’image, le travail, l’homme consommateur et consommable. Son propos d’ensemble nous invite à nous interroger sur l’instrumentalisation et la souffrance de l’homme, depuis la question de son exploitation rentable et jusqu’à sa solitude lorsqu’il s’éveille et se refuse à consommer les idées prêt-à-porter de la société communicante pour affronter ses blessures et sa mort.
Et c’est à travers un corpus impressionnant de médiums et un fil conducteur, celui de la beauté terrible symbolisée par de “sublimes épines” qui prennent possession de chaque pièce, qu’il décline en différentes séries cette thématique à la fois engagée et personnelle.
L’efficacité de son discours doit beaucoup à la perfection de sa mise en oeuvre en soulignant l’extraordinaire paradoxe entre la gravité du propos et la séduction de l’objet finalisé.
Depuis toujours Duchesne pratique le dessin et la conception de projets visuels (Ecole Estienne), se partageant entre travail intime très tôt initié par sa relation angoissée au monde et projets plastiques créatifs pour les plus grandes agences et marques de luxe.
C’est à la suite d’une série de ruptures qu’il développe une sensibilité à fleur de peau qui, transmuée en art par un langage formel d’une extrême précision, en font un créateur à la fois conceptuel et émotionnel.
Ruptures avec l’illusion de l’invulnérabilité dès son enfance lorsqu’à travers une série d’accidents il découvre le terrible vertige et la vénéneuse beauté du déchirement des chairs et l’indicible fragilité de la vie en perpétuelle balance avec la mort. Ruptures familiales, qui ont fait pour lui de l’art le vecteur d’un engagement intime. Ruptures professionnelles enfin lorsqu’il se décide à détourner son savoir-faire de publicitaire pour mettre en question les nouvelles organisations sociales du travail qui font de “l’homme nouveau au travail” un homme fracturé, en état de panique, un esclave sans maître.
Chez Alain Duchesne, tout est dans le paradoxe :
– entre l’outil primitif, le travail artisanal et la finition parfaite, industrielle, aux effets séduisants (série des outils et de la souffrance au travail) ;
– entre l’idée désespérée de sa propre vie et sa traduction en objets familiers, drôles et gourmands (série des déconfitures) ;
– entre un univers onirique qui confine parfois à la micro-rêverie minimaliste et sa traduction au travers d’immenses et beaux formats photographiques prêts à être accrochés dans les salons
des collectionneurs (série Out of focus) ;
– et enfin l’omniprésence de l’épine, traversant toute l’oeuvre, magnifique ode à la sublime beauté du déchirement, déclinée en autant de couleurs et d’usages que de séries.
L’épine qui, à l’instar d’un Penone, est chez lui l’instrument
à la fois du hérissement du monde, le sien et le nôtre, et la création d’un univers de beauté en soi, véritable musée organique et profilant – prenant possession de chaque pièce réalisée – petits bijoux de haute orfèvrerie qu’il travaille et retravaille inlassablement.
Paradoxe, oui, mais pas contradiction, car, en réalité Duchesne est un, indivisible dans sa pratique de créatif publicitaire comme dans celle de plasticien-poète et engagé, l’une nourrissant l’autre. Et c’est bien notre chance que d’avoir un maître de la communication qui, passé de l’autre côté du miroir, non seulement nous projette dans son univers sensible mais encore prend soin de poser des jalons qui nous appren-
nent à décrypter les images et leur insidieux pouvoir de séduction.
Dire la souffrance avec les mots de la séduction, voilà l’oeuvre d’Alain Duchesne. Frédéric Elkaïm
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