Dorian Gray – Thomas Le Douarec – Vingtième Théâtre
Entouré d’une fine équipe d’interprètes, déjà réunis autour de la comédie musicale Mike, il réussit à reproduire une atmosphère angoissante et décadente de fin d’époque. Comme le verbe de Wilde brodant ses textes de fil d’or, la mise en scène est brillamment élevée par les mélodies froides et envoûtantes du jeune compositeur Stéphan Corbin.
Dans l’alcôve de son atelier, le peintre Basil Hallward fait le portrait d’un éphèbe. A mesure de l’avancée de son travail, c’est une passion qu’il nourrit pour la beauté neuve et pure de son modèle. Jaloux, il refuse à son cynique ami Lord Henry Wotton de le lui présenter, craignant qu’il ne corrompe sa nature simple et belle. Mais Dorian arrive justement pour prendre la pause et se lie tout de suite d’amitié avec Lord Henry. Ce dernier admire la jeunesse éclatante de Dorian et ne tarde pas à distiller dans l’esprit innocent la crainte d’une vieillesse et d’une décrépitude inéluctables. Effrayé, Dorian fait le vœu invraisemblable que son portrait vieillisse à sa place, au prix même de son âme.
Dès lors, devenu disciple de Lord Henry, le jeune homme commence par agir avec cruauté : il répudie la femme dont il était passionnément épris, fréquente les bordels, commet des meurtres. Il s’étonne d’abord de ne ressentir qu’un trouble passager devant l’infamie de ses actes mais s’en arrange vite quand il s’aperçoit que c’est son portrait qui en porte les marques. La toile s’enlaidit et vieillit quand lui reste un beau jeune homme. Il tient sa fraîcheur comme le gage de son innocence devant une société de plus en plus méfiante à son sujet. Mais le portrait finira par l’obséder, marque tacite mais visible de la noirceur de son âme.
Le personnage de Lord Henry attire une sympathie instantanée, campé par un Laurent Maurel fin dandy : léger, insolent, instruit et maniéré à souhait. Double d’Oscar Wilde, Lord Henry amuse, malgré le climat inquiétant de la pièce, par ses aphorismes d’une misogynie impitoyable et systématique. Par le truchement de l’éducation spirituelle de Dorian, il expose les théories esthétiques de l’auteur, aussi célèbre pour ses nombreux essais sur l’art. Au centre de la pièce, sans jamais être présenté au public, le portrait naît et vit. Ressource mystérieuse de l’intrigue, le passage de sa beauté à sa laideur effraie et pique une curiosité qui ne sera pas assouvie, grâce à un usage de la suggestion aussi bien pensé par le metteur en scène que joué par des comédiens qui, pour certains, donnent en quelque sorte la réplique à l’objet fantôme. Ainsi, Wilde, prônant la séparation de l’esthétique et de l’éthique, scinde son personnage principal. Le corps garde la beauté et la jeunesse, le portrait enferme la putréfaction de l’âme. Dorian peut se consacrer à sa quête de plaisirs, sans craindre les conséquences. Caroline Devismes, sous différents personnages féminins, joue une victime sublime. Son interprétation de Sybil Vane, la comédienne promise à Dorian, sympathise avec la folie. Fragile et grande, elle fait une Juliette inspirée, tragique puis grotesque. La pièce offre à la comédienne de présenter ses multiples talents : musicienne, elle accompagne Stephan Corbin à la flûte traversière, chanteuse et danseuse, sa « Chanson de la Pute » est un inoubliable numéro de cabaret : la confession d’une femme meurtrie, usée, autrefois séduisante.
Si Stefan Corbin prête main forte en second rôle, il tient le centre de la scène avec un piano désinvolte, dramatique et sombre. Plus efficace que les chansons, la composition musicale transcende une scénographie sobre et inventive. Le décor est savamment planté : nous sommes dans le Londres de la fin 1800. Le dandysme et la célébration de l’esprit sont évoqués par les costumes raffinés, les fauteils de salons tapissés et moelleux, les rues sont celles de Jacques l’Eventreur et de Dracula, empruntées par des passants aux intentions redoutées.
Thomas Le Douarec charme par l’esthétique gothique de sa pièce musicale, l’impression de décadence de fin de siècle, les notes brisées qui rappellent la sonate de Lestat (Entretien avec un Vampire). Jouant des codes du film d’épouvante, il réussit, au théâtre, à étancher notre soif de peur, à nourrir notre fascination pour les anges déchus et la beauté du mal.
Gaëlle Le Scouarnec
Dorian Gray
Livret et mise en scène de Thomas Le Douarec
D’après le roman Le Portrait de Dorian Gray d’Oscar Wilde.
Avec Gregory Benchefani, Stefan Corbin, Caroline Devismes, Laurent Maurel, Gilles Nicoleau. Musique de Stefan Corbin.
Jusqu’au 30 octobre 2011
Du mercredi au samedi à 21h30 et le dimanche à 17h30
Réservations au 01 43 66 01 13
Vingtième Théâtre
7, rue des Plâtrières
75020 Paris
M° Ménilmontant
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