Invasion ! au Théâtre des Amandiers
Au lever du rideau, deux comédiens (Luc-Antoine Diquéro et Léna Bréban) engoncés dans l’accoutrement traditionnel du théâtre classique minaudent leur réplique. Du fond de la salle s’élève une vague de protestation. Deux jeunes excités hors cité (Quentin Baillot et Nicolas Chupin) prennent le plateau d’assaut et sapent la représentation. Diffusée en direct, l’invasion de la scène savante par le franc-parler des quartiers crève l’écran narcotique et sabote la rime. Le stade de décomposition est plus qu’avancé. Sur leur passage, les deux protagonistes retournent tout et ne retiennent rien. Rien qu’un mot : « Abulkasem ».
Nom propre diagnostiqué mal commun, « Abulkasem » est le point focal sur lequel se concentre cette fiction théâtrale à fonction critique. Signifiant-maître soumis à la grammaire de l’inconscient collectif, Abulkasem est nominalisé, substantivé, adjectivé, puis substantialisé, objectivé, invectivé. Figure expiatoire de toutes les obsessions, paranoïas et fantasmes du « nous », Abulkasem devient la tête de turc, le bouc émissaire, la bête noire, cristallisant, tout autour de son spectre errant, les suspicions et superstitions les plus tenaces. Une abstraction vertigineuse qui enfle à mesure que s’abîme le virus de la rumeur. Personne ne sait qui il est, ni même s’il existe, mais tous se sont déjà passés le mot pour traquer cette étrangeté qui, sans l’ombre d’un doute, représente un sérieux danger. Un danger polymorphe aussitôt anamorphosé, un objet de terreur aussitôt présumé terroriste.
Dans le ventre de la scène, une bande d’experts aux traits sévères désigne sans faillir derrière le verre épais de son étroite mentalité le coupable idéal. En alternance, entre deux coupures publicitaires parodiques, s’amalgament les séquences tronquées d’une propagande acide où la raison d’État reprend la main, monopolise le jeu et entend bien couper toutes les têtes qui dépassent. Surplombant la scène, du haut de leur tour de contrôle réaménagée en studio d’enregistrement ouvert sur la salle, deux musiciens (Philippe Thibault et Flavien Goudon), troubadours électro désinvoltes mais survoltés, font sonner les non-dits à la verticale.
La fiction de Jonas Hassen Khemiri met au jour le mécanisme dévoyé par lequel la pensée, sous l’effet pervers de la seule performativité, crée des monstres dont elle cherche ensuite à se débarrasser. L’expérience théâtrale évacue la puissance encore vive d’un racisme « ordinaire » qui survit à tous les contresens qu’on lui oppose. Dans une langue tranchée, vive, incisive parfois même corrosive, Jonas Hassen Khemiri assène autant de coups qu’il en faut pour crever l’abcès. Symptôme révélateur des pulsions violentes de la psyché, le phénomène Abulkasem agit comme un prisme à réfraction totale qui trahit in fine la nature du véritable danger, celui de la pensée unique qui, telle une arme à tout moment chargée, est prête à tirer sans réfléchir sur la cible pour autant que celle-ci ait été unanimement désignée par la foule des experts et des insensés poussés au bord de leur humanité.
Du point de mire fixé d’entrée de jeu à l’aveugle par le faisceau du laser rouge qui depuis la salle balaye la scène, au buzzer d’un jeu télévisé grotesque où les experts ont toujours réponse à tout, jusqu’à la sphère en plastique rouge surdimensionnée qui repousse les acteurs au bord du plateau, le fil rouge « Abulkasem » tendu d’un bout à l’autre de la pièce s’étire et se dilate jusqu’à éclatement du malaise collectif. Silence. La pièce fait machine arrière : la comédie music-hall renonce à sa direction parodique, la farce dévide sa bile et vire au drame muet dans un témoignage final qui signe l’abandon de la fiction au profit du vécu.
Un remarquable coup de théâtre dont la force de frappe étonne tant par la profondeur de sa résonance dramatique que par l’intelligence de son irrésistible parti comique. On n’en demande pas plus au théâtre. Ou plutôt si, on en demande encore.
Nora Monnet
Invasion !
Création de Jonas Hassen Khemiri
Texte français de Susanne Burstein
Avec la collaboration de Aziz Chouaki
Mise en scène Michel Didym
Scénographie Sarah de Battice
Avec Quentin Baillot, Nicolas Chupin, Luc-Antoine Diquéro, Julie Pilod, Léna Bréban, Flavien Gaudon et Philippe Thibault.
Durée : 1h30
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Jusqu’au 17 avril 2010
Relâche les 3 et 4 avril
Du mardi au samedi à 21h
Le dimanche à 16h
Prix des places : 25 à 12 €
Location au 01 46 14 70 00
Nanterre – Théâtre des Amandiers
7, avenue Pablo-Picasso
92022 Nanterre
RER Nanterre-Préfecture (ligne A)
Navette assurée par le théâtre avant et après la représentation
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