Douze hommes en colère au Théâtre de Paris, avec Michel Leeb
Des fenêtres dans le style du Chrysler Building, un policier au costume américain bleu nuit et à la fameuse casquette digne des polars les plus noirs, un ventilateur à hélices suspendu au plafond… D’emblée nous voilà projetés dans un décor des plus new-yorkais. La scène se déroule-t-elle dans les années cinquante ? Peut-être, mais peut-être pas. Des détails peuvent le laisser penser, tels que la coiffure de certains businessmen, ou encore les bretelles de certains autres, mais la sobriété de la mise en scène laisse indécis quant à l’époque précise des évènements, et la scène pourrait aussi bien se dérouler aujourd’hui qu’il y a dix ou vingt ans.
Les uns après les autres, nos douze hommes entrent, plus ou moins calmes, dans la pièce illuminée par les rayons écrasants de cette chaude journée, la plus chaude de l’année, dit-on. La conversation, doucement, s’instaure, les hommes se mettent en place, délibèrent rapidement et votent. Onze d’entre eux jugent coupable l’accusé, seul un homme vote non coupable, le juré numéro 8, incarné par un Michel Leeb grave, introspectif et à la présence imposante, d’un bout à l’autre de la représentation.
Douze hommes à fleur de peau
Dès lors, les réactions s’enchaînent dans un rythme vif et soutenu mais jamais précipité. Du début jusqu’à la fin, l’atmosphère alterne entre tension latente et franc énervement, la colère explosant par éclats, parfois, quand les jurés ne peuvent plus se contenir, puis se calmant, ensuite, quand les plus réfléchis parviennent à maîtriser les plus nerveux. C’est autour d’une grande table que tourne toute l’action : comme un aimant autour duquel les douze hommes évoluent, les uns après les autres, par attraction et répulsion. L’occupation de l’espace est pensée d’une façon des plus intéressantes, ce qui n’était pas gagné d’avance, compte tenu de la contrainte de base : maintenir en permanence sur scène douze personnages. Cependant, à aucun moment, la présence de l’un ou de l’autre ne devient gênante, même lorsque ces hommes sont plongés dans le silence. Avec vraisemblance et efficacité, tour à tour les jurés s’isolent, s’unissent, blaguent, sans jamais nous faire perdre le fil d’une affaire pourtant complexe et qu’il s’agit d’élucider.
Clair et précis, le texte nous conduit peu à peu dans les méandres de l’accusation. Chaque détail est traité l’un après l’autre et est étudié savamment, parfois même avec humour par des protagonistes avides de logiques, de vérité et de justice mais également agacés, en proie à leur préjugés et pressés d’en finir. L’histoire, captivante, nous tient suspendus aux lèvres des douze comédiens, mais l’intérêt que nous prêtons à la pièce est d’autant plus vif que chacun des acteurs incarne son personnage avec grande justesse : le courtier en bourse, au sang froid, à la logique imparable, interprété par un Jean-Luc Pourraz, plus vrai que nature ; l’américain moyen plus intéressé par le match qui l’attend que par les détails de l’affaire ; le commercial excité par les nouvelles idées qui font rebondir l’histoire, le gars des banlieues, qui sait ce que c’est, la vie de ce gamin ; un ouvrier qui, tout simple et ignorant qu’il est, ou se dit être, se révèle des plus perspicaces ; deux hommes d’affaires nerveux, racistes et violents, remarquablement incarnés, notamment par un Pierre Santini qui fait froid dans le dos…
Un Etat des lieux de la société par une pièce des plus actuelles
Par ce panel de personnages issus de tous les milieux possibles de la société, la pièce révèle sa force et ce qui fait son intérêt le plus crucial peut-être. Un rien philosophique, le spectacle nous parle des hommes en général, de leur capacité à faillir et en même temps des grandes responsabilités qui parfois leur incombent. Car ce qui est en jeu, c’est la vie d’un jeune homme qui risque la chaise électrique. La question que pose la pièce, finalement, c’est de savoir qui nous sommes, nous qui ne sommes que des hommes et des femmes, pour pouvoir condamner d’autres hommes et femmes et sacrifier leur vie au nom d’une prétendue vérité, qui nous échappe souvent bien plus qu’on ne le pense. Sans jamais faire la morale, ni même porter de jugement sur la peine de mort ou sur un quelconque profil sociologique, la pièce nous met face à nos préjugés, face à notre indifférence aux autres et montre que, qui que nous soyons, quelle que soit notre origine sociale, nous sommes tous capables de commettre des erreurs de jugement, et en même temps, de poser les bonnes questions, si nous nous en donnons la peine.
Mais outre cette profonde réflexion sur l’être humain, la pièce, étrangement d’actualité, met en question le fonctionnement de tout système judiciaire. L’idée très intelligemment défendue consiste à mettre en valeur la vie d’un homme et à se demander s’il ne vaut mieux pas laisser libre un potentiel coupable que de prendre le risque de faire mourir un innocent. Car à aucun moment les jurés n’affirment que l’accusé est innocent. Mais dès que le doute s’immisce, si mince soit-il, ces hommes ne peuvent plus, en leur âme et conscience, risquer de mettre fin à la vie de l’un de leur congénère. En ces temps de réformes judiciaires, de questions de jeux de pouvoir, au cœur d’une époque d’individualisme et de divertissement au sens pascalien, ce spectacle met en valeur des problématiques les plus essentielles qui soient.
Servie par un casting de choix et mise en scène d’une manière des plus dynamiques et pertinentes, faisant donc même parfois preuve d’humour, Douze hommes en colère est, sans aucun doute, l’une des grandes pièces de cette fin d’année.
Chloé Goudenhooft
Douze hommes en colère
Pièce de Reginald Rose
Montée par Stephan Meldegg
Avec Michel Leeb , Pierre Santini , André Thorent , Jacques Echantillon , François Gamard , Alain Doutey , Laurent Gamelon, Jean-Jacques Porraz
Jusqu’au 5 janvier 2010
Mardi, Mercredi, Jeudi, Vendredi, Samedi à 20H30
Samedi à 16H30.
Tarifs : 24,5-67 € tarif plein ou 24,5-67 € tarif adhérent
Réservation au 01 48 74 25 37
Théâtre de Paris
15, rue Blanche
75009 Paris
Métro : Trinité ou Blanche
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