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Claro, entre deux langues : Traducteur de l’impossible et Chasseur de trésors littéraires

11 juin 2009
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claro_portrait

 

Né en 1962 dans la banlieue parisienne, celui que les internautes consommateurs de Clavier cannibale appellent aujourd’hui plus simplement Claro – signature de toutes ses traductions et de tous ses écrits depuis la parution en français de  “Furie” de Salman Rushdie en 2001 – affiche dès son entrée au lycée Lakanal, où il effectuera des études de lettres supérieures, un goût inouï pour tout ce qui s’inscrit en marge de l’orthodoxie ambiante. C’est, déclare-t-il, “par chance” qu’il échoue au concours d’entrée de l’Ecole Normale Supérieure à l’issue de ses deux années de khâgne. Un échec qui n’est alors rien d’autre que le négatif photographique à partir duquel Claro se voit au contraire très vite développer les raisons d’un succès d’autant plus manifeste qu’il mûrit et s’épanouit dans la mise au jour de textes enfermés dans l’opacité de leur langue originale. Lecteur assidu des auteurs modernes les plus difficiles, Claro aime les défis et s’intéresse à tout ce qui lui résiste, tant et si bien que rien ne lui résiste plus : entré au Seuil comme simple correcteur, il y propose sa première traduction, “Kilomètre zéro” de Thomas Sanchez, en 1990 et a déjà publié quatre ans plus tôt son premier roman “Ezzelina” auquel succéderont “Livre XIX” (1997) et trois autres grands ouvrages édités chez  Verticales qui impressionnent le lectorat par leur ambition, leur subversion et leur déconstruction littéraires, “Chair électrique” (2003), “Bunker anatomie” (2004) et “Madman Bovary” (2008). Néanmoins, c’est définitivement la traduction parfois expérimentale de grands noms de la littérature anglo-saxonne et américaine réputés intraduisibles, parmi lesquels William T. Vollmann, Thomas Pynchon ou encore James Flint, qui impose véritablement le “label Claro”. Co-éditeur de la collection “Lot 49” avec Arnaud Hofmarcher depuis 2004 aux éditions du Cherche midi, Christophe Claro, se décrivant lui-même comme un authentique “chasseur de trésors littéraires” n’a pas fini de découvrir ni de révéler l’éblouissante clarté qui surgit de la nuit des mystères de l’écriture.

Et c’est encore à la langue, quand il parle de lui, que Claro préfère donner la parole.

 

Un rapport de force avec la langue
Redoutable et indomptable virtuose de la langue, lecteur discipliné des auteurs les plus déconcertants de la modernité, Claro sait qu’il n’y a pas d’évidence, encore moins de transparence, en matière de traduction. Il n’y a, en effet, rien qui aille moins de soi, rien de moins naturel pour une langue que d’être traduite dans une autre ; une langue ne s’exporte et ne s’importe pas à la manière d’une chose – même si en général cela importe peu les éditeurs – elle est à elle-même son propre corps, son propre lieu. C’est donc nécessairement à un rapport de force, de corps à corps, de corps à langue – toujours physique – que se livre Claro. Car la langue est imprévisible, on ne sait jamais si, ni comment elle va tourner, virer, se mettre à parler. C’est la langue qui veut, réclame, exige et c’est toujours à elle en fin de compte que revient le dernier mot. De là, le traducteur ou l’écrivain – comme le rappelle souvent Claro citant Emmanuel Hocquard : “Je ne traduis pas : j’écris des traductions” – s’engage, tout en résistant, dans cette expérience limite par laquelle il est comme aspiré par le fond puis expulsé du ventre de la langue. Tenu à l’étroit dans cette caisse de résonance sans dehors, Claro conclut : “Tout n’est que langue langue langue. Et derrière : corps corps corps”.

 

C’est la langue qui parle
La langue échappe, constamment, c’est l’expression qui nous exprime, “ça” parle. La question alors n’est plus de savoir qui de Pynchon ou de Claro parle, écrit mais de savoir lequel des deux s’exprime. C’est là au fond, ce qu’il y a de plus vertigineux. Le traducteur, révèle Claro, est sans cesse voué à “court-circuiter” le texte qu’il traduit. Ce qu’il ne faudrait pas manquer d’apercevoir, c’est cet intervalle, cet entre deux zones, entre deux langues, entre deux écrivains, entre lesquels la langue est disputée, forcée, lestée puis délestée, étirée dans un sens puis dans l’autre. Quand nous lisons du Pynchon en français, qui peut dire véritablement ce qu’il en reste, autrement dit qui peut déterminer exactement ce qui appartient en propre à Pynchon et ce qu’y a injecté, diffusé, inséminé l’autre langue, celle de Claro, le traducteur, écrivain lui-même dans sa propre langue ? C’est à croire, radicalise Claro, que personne ne puisse jamais dire ce qu’est la langue de Pynchon, ni même la lire, si ce n’est “le Pynch himself” ! Et pourtant, la traduction répond bien à un appel, celui de la langue qui demande à passer dans l’autre sans se faire passer pour une autre, comme si elle ne connaissait pas d’extériorité, comme si elle était partout chez elle. Mais cet arrachement sur place ne peut manquer d’opérer du même coup un glissement de sens, un dénouement de la forme. D’une syntaxe à l’autre, les lignes bougent, les verbes se contractent, se rétractent ou au contraire se dilatent, et s’il est à peu près sûr que tout se transforme, il n’est pas certain que rien ne se perde. On comprend avec Claro que cette physique ne suit aucun protocole déterminé, que sa méthode est hors-règle, que c’est le texte qui donne le ton sans jamais donner le mot de passe.

 

« Echouer mieux »
De là, chaque traduction est une expérience, une épreuve unique qu’il faut à chaque fois recommencer comme pour la première fois. Et il faudra bien un jour, avertit Claro, déchanter pour admettre que la littérature étrangère ne nous sera jamais accessible au même titre que notre littérature propre. Car la langue est une matière qui résiste et ne peut souffrir, encore moins promettre, la traduction intégrale ; cela reviendrait à chercher le même dans l’autre, ce qui est proprement impossible. Ce ne sont donc pas les textes qui sont intraduisibles mais l’acte même de traduire qui est impossible. Il faut donc se résoudre à accepter la perte, l’écart, à faire le deuil de l’intégralité ; accepter de ne rien avoir à faire d’autre que d’”échouer mieux” comme le martèle Claro dans les sillons de Beckett. La transparence en la matière voudrait précisément que l’on reconnaisse qu’il n’y a pas de transparence absolue, que le tissu est passé entre plusieurs mains – d’autres mains que celles de l’auteur et ce, à plusieurs reprises – qu’il a été retendu, étiré, recousu, déchiré à cet endroit, raccordé à un autre, qu’il ne peut plus être le même après. Il se passe quelque chose et ce quelque chose a lieu. Et là, Claro ne joue plus car ce dont il y va est on ne peut plus sérieux : l’obsession de transparence conduit au refoulement de la traduction qui du coup ravale sa langue. Déstabiliser la langue, la mettre en déséquilibre, la faire bégayer et “bégayer alors soi-même dans sa propre langue” reprend Claro avec l’accent deleuzien. La traduction doit être un certain “dérèglement des sens langagiers”, nous désorienter pour mieux nous conduire là où “ça” parle. Le traducteur doit sans cesse inventer un nouveau corps à la langue, la bâtir, l’habiter, la penser. La langue de Claro, entre l’original et l’étrange, est une langue toujours en train de se faire, de s’arracher et de s’enraciner, une langue donc excessivement physique, une langue-corps, foncièrement terrestre, une langue-terre alors. Une langue toujours en devenir, une langue qui a de l’à-venir, une langue qui fait déjà prodigieusement parler d’elle.

 

Nora Monnet.

 

Quelles sont vos racines, réelles ou imaginaires ?
Des racines poétiques et philosophiques, liées aux textes qui m’ont changé quand j’étais adolescent, et qui s’appellent Artaud et Deleuze.

Vous sentez-vous proche de vos maîtres ?
Oui, mais je ne les considère pas comme des maîtres, plus comme des naufragés.

Quelle place tient la fuite du temps dans votre vie ?
Une angoisse joyeuse.

Quelle est votre idée de la consécration artistique ?
Avoir une rue à son nom dans une petite ville de province.

Quelles sont vos obsessions et comment nourrisent-elles votre travail ?
Le corps, parce qu’écrire est une activité physique, où l’on travaille une voix, une autre voix en devenir.

 

Claro

“Le clavier cannibale” / Editions Inculte (2009)

Le blog de Claro : www.towardgrace.blogspot.com

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