Avignon 17, cinquième épisode : la revanche des corps
La Fiesta
De Israël Galvan Du 16 au 23 juillet 2017 Cour d’Honneur à 22h puis tournée en France et Espagne, pui à Paris à La Villette et Theâtre de la Ville du 6 au 12 juin 2018 Grensgeval (Borderline) de Guy Cassiers et Maud Le Pladec Du 18 au 24 juillet 2017 Parc des Expositions à 18h puis Théâtre de la Ville/La Villette du 20 au 23 mars 2018 The Great Tamer De Dimitris Papaioannou Du 10 au 16 juillet à 15h La Fabrica puis Théâtre de la Ville/La Villette du 20 au 23 mars 2018 Bêtes de scène De Emma Dante Gymnase du Lycée Aubanel Du 18 au 25 juillet à 20h puis Théâtre du Rond Point du 6 au 25 février 2018
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Rarement le corps, dénudé, assailli, maltraité, morcellé, n’a autant été mis au devant de la scène que dans cette 71° édition. Un corps soumis ou rebelle, qui dit tout ou presque sur l’état du monde.
Dans la cour d’Honneur du Palais des Papes, Israël Galvan fait sa « Fiesta » avec des compères qui semblent s’échapper d’une Tour de Babel, tandis que le metteur en scène flamand Guy Cassiers s’associe à la chorégraphe Maud Le Pladec pour créer Grensgeval (Borderline), un texte sur les migrants de Elfriede Jelinek. A la Fabrica, le Grec Dimitris Papaioannou fait sensation avec « The great Tamer » qui charrie des images en noir et blanc bouleversantes, et l’Italienne Emma Dante donne à voir des corps nus, en couleur, qui se débattent dans un jardin semé d’embûches qui serait notre monde. La « Fiesta » d’Israël Galvan La première a été rude pour le danseur sévillan et ses camarades de jeu, mais il faut avouer que le public d’Avignon, venu pour admirer le brio d’un Flamenco sévillan torride, avait de quoi être décontenancé. Frémissant et dans l’attente de la bombe Galvan, danseur de flamenco hors pair dont le corps élastique se tend comme un arc, il lui a fallu attendre quelques minutes pour que le maître apparaisse, dégringolant sur les fesses des gradins, dans la pénombre, pour atterrir, fleur rose dans les cheveux et justaucorps androgyne, de dos, devant le premier rang des spectateurs placés à la droite du plateau. 1000 personnes prennent place dans la Cour d’Honneur et celles qui sont tout en haut, par exemple, et sur la gauche, rateront le détail de la scène. Car Galvan est bien décidé à surprendre, à dynamiter les codes et les conventions du Flamenco, quitte à renverser les conditions de la représentation. Il l’avait déjà tenté avec FLA.CO.MEN mais « Fiesta » va plus loin et réunit autour de lui des compagnons aussi différents que le guitariste et chanteur Niño de Elche, qui scande le tempo avec des chuintements, des borborygmes troublants émanant de son corps de géant, Uchi la vieille gitane, dont les mains et les pieds trépignent avec fierté et gourmandise, ou la belle Alia Sellami, soprano tunisienne au timbre oriental frémissant, mais aussi El Junco et les 4 chanteurs byzantins, assis dans le public, dont le choeur masculin ponctue la folie des autres. Ce que l’on voit ici, autour d’un Galvan dansant, rampant sur le sol avec ses longues jambes tel un lévrier, pieds frappant le sol, le corps tremblant, vrillant sur lui-même, des chevilles aux poignets dans une transe hallucinée, c’est ce que l’on pourrait épier par le trou d’une serrure « après » la fête, ce moment de totale liberté, d’inversion des rôles et de laisser aller dans l’intimité la plus débridée. Les tables, basses, métalliques, recouvertes de pièce de monnaie qui claquent dans la nuit, sont nombreuses sur la scène et servent de tréteaux aux rêveurs qui les frappent de manière exaltée, obsédante. Tandis que Galvan se déshabille, ou plutôt laisse tomber son pantalon sur ses pieds qui tricotent avec ses jambes des ciseaux et des lames de couteau, il n’est ni homme ni femme, mais oiseau de nuit qui se contorsionne avec élégance et grâce. Sans doute eut-il été plus judicieux de programmer ce spectacle aux Célestins ou dans un lieu plus petit pour mieux faire partager l’intimité particulière de ce moment. A découvrir sur Artistik Rezo : « Grensgeval » (Borderline) d’après les suppliants de Jelinek Comment représenter le cauchemar des migrants, leur voyage insalubre par bateau, leur arrivée dans des camps, les pertes humaines, femmes, hommes et enfants qui périssent ou succombent ? Les écrivains prennent leur plume, les acteurs utilisent leurs voix et les danseurs leurs corps. Elfriede Jelinek, autrichienne et Prix Nobel de Littérature (« La pianiste ») a écrit en 2013 un texte fleuve, puissant, polyphonique, à la suite de l’occupation d’une église à Vienne par des demandeurs d’asile en grève de la faim. Face à l’indifférence de l’opinion publique, elle écrit un objet scénique inspiré des Suppliantes d’Eschyle, qui évoquait cinq siècles avant Jésus-Christ le droit d’asile des Danaïdes qui fuyaient le mariage forcé avec leurs cousins. Le metteur en scène Guy Cassiers, qui dirige le Toneelhuis d’Anvers, grande scène flamande qui triomphe aujourd’hui dans le Festival In, adapte le texte de Jelinek avec la chorégraphe Maud Le Pladec au Parc des Expositions. Le résultat est saisissant, non pas seulement à cause de l’écriture de Jelinek qui tend à l’invective et à la compassion, mais en raison de la force du choix chorégraphique qui jamais n’illustre, jamais ne souligne l’horreur. Travaillant pas grappes de corps, les 20 danseurs s’agrippent, se couchent sous des poutres judicieusement placées en équilibre précaire, épousant la houle de la mer. Couchés, ou debout dans la vague, collés à l’écume, ou entamant une rave-party échevelée, ils sont hybrides et vêtus de noir dans la belle lumière de Fabiana Piccioli. A leur côté, un choeur de 4 acteurs, assis autour d’une table avec leurs iphones dont la caméra filme leur visage en gros plan, dissertent, commentent, s’interrogent. Qui sont ces êtres savants ou ignorants, tranquilles et supérieurs comme des Dieux mais dont le reflet déformé renvoie au peintre Francis Bacon ? Nous mêmes ? Des politiques ? Des membres d’une ONG? Qui croire ? Qui suivre ? A tour de rôle, leur voix, amplifiée par la sonorisation, se fait le témoin d’un humain : celui qui rejette l’étranger, celui qui l’ignore, celui qui l’accueille, ou celui qui défend ses droits. La parole parfois se fait prière, supplique grecque, elle accuse souvent, tandis que des images vidéos emplissent le mur d’actualités. A la fin, acteurs et danseurs sont réunis dans un même choeur. Et nous, on est sonné, « borderline ». « The Great Tamer » de Dimitris Papaioannou Le plateau est une terre irrégulière, couverte de peaux brunes, un croissant de lune séchée ou gelée sur lesquelles des écailles de tortues géantes se chevauchent, innombrables et surprenantes. Un homme arrive, arrache l’une des peaux, la retourne et s’allonge dessus. Le noir du rectangle de plastique noir devient blanc, mais le corps est vite effacé par le voile de la vie, de la police, du temps. L’homme est nu, il s’est déshabillé entièrement, et la blancheur de son corps poudré, ses muscles apparents, tranchent sur le noir du décor. Tiens, il a laissé ses chaussures, noires, et comme chez Magritte, peintre surréaliste, les chaussures prendront racine, avant de prendre le pied d’un autre homme. Un homme et une femme ne font plus qu’un, tronc et tête de la femme, jambes poilues de l’homme. Une hydre à deux corps écarquille ses jambes et ses yeux, tandis qu’on déterre une jambe, puis un bras d’un autre homme, archéologie du vivant qui se nourrit de découvertes macabres. Le cosmonaute rencontre la vestale grecque, et la « Leçon d’anatomie » de Rembrandt se meut en une véritable orgie cannibale où médecins et soignants se délectent des intestins et du foie du mort. Un bellâtre conçu par Raphaël traverse le plateau emplâtré, avec sa canne car il revient de l’Antiquité. Peu à peu, au fil des trois temps du « Beau Danube Bleu » de Richard Strauss, on fait sauter le plâtre, lui découvrant ainsi chaque parcelle, chaque morceau de sa chair. Transformations, excavations, dissimulation, fragmentation, la création du Grec Dimitris Papaioannou, invité pour la première fois au Festival d’Avignon, ne cesse d’explorer le corps à travers une géographie du temps et des affects. On passe de la mythologie grecque à la grande boucherie de 1914-1918. La musique se répète, valse du siècle, et la tragédie aussi, charriant ses abîmes d’accident, de mort puis de renouveau. L’artiste a fait les beaux-arts, mais articule son travail d’images avec le corps physique, la matière et l’Histoire. Ses dix interprètes, sept hommes et trois femmes, sont prodigieux de tension, de virtuosité et d’inspiration dans cette scénographie en noir et blanc pour corps morcelés. Un grand moment d’art total, énigmatique et puissant.
« Bêtes de scène » d’Emma Dante Ils courent, sautent, s’entraînent devant nous comme une armée d’athlètes qui se préparent à résister, ou à l’exploit. 14 artistes affirment leur présence face à nous, qui prenons place, les lumières de la salle encore allumées. On songe au film « On achève bien les chevaux » dans lequel Sydney Pollack montrait des marathons de danse durant la grande dépression des années 30 aux Etats-Unis, avec des candidats qui dansent jusqu’à épuisement pour gagner de quoi survivre. Après un échauffement épuisant qui tire déjà les traits des visages en sueur, chacun des participants se déshabille, lentement, pour n’apparaître plus que dans sa totale nudité. LIRE LA SUITE…
Hélène Kuttner A découvrir sur Artistik Rezo : [Crédits Photo 1 : © Julian Mommert / Photo 2 et 3 : © Christophe Raynaud De Lage / Photo 4 : © / Julian Mommert/ Photo 5 : © Masiar Pasquali ] |
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