Henri Thuaud – interview
D’où vient votre passion pour l’art urbain ?
Avec ma femme Laurence, nous sommes, depuis toujours, très intéressés par la culture underground, aussi bien musicale qu’artistique. Il y a une dizaine d’années, nous avons rencontré un certain nombre d’artistes appartenant à cette mouvance qui allait devenir le street art : Jérome Mesnager, Némo, les Mosko et associés… Nous avions déjà la passion de la collection, et nous étions intéressés par le courant graffiti. Nous avons toujours aimé les tendances émergentes. C’est aussi l’époque où Speedy Graphito a commencé à faire parler de lui à l’instar du peintre américain Keith Haring.
Diriez-vous que le mouvement a perdu en visibilité dans les années qui ont suivi ?
En tout cas, avec la guerre du Golfe, le marché s’est effondré. Pour moi, l’envol du street art débute en 2002, période où l’on commence à voir sortir aux éditions Critères des livres sur Speedy Graphito, Jérome Mesnager, Miss.Tic, Jean Faucheur… En 2005, grâce au maire du quatrième arrondissement, nous avons monté l’exposition « Section Urbaine « aux Blancs Manteaux, avec l’association Art dans la ville. Nous avons reconstitué une ville dans cet espace où étaient exposés Speedy Graphito, Jef Aérosol, Jérôme Mesnager, Ernest Pignon-Ernest, L’Atlas, Paella ?…. Un gros succès, avec plus de 25’000 visiteurs.
C’est aussi la période où vous avez commencé à travailler avec JR…
Oui, il était alors complètement inconnu, et j’ai eu la chance de pouvoir le mettre en contact avec ses premiers collectionneurs. Cela lui a permis de financer des voyages, notamment dans les favelas brésiliennes, et pour le projet « Face 2 face », dans des villes palestiniennes et israéliennes. Pour moi, c’est un génie ! Notre but, c’est de tout faire pour mettre en avant les artistes. Nous les mettons souvent en relation avec des galeries. Par exemple, nous sommes partenaires de la News Square Gallery, à Lille, où nous avons contribué à faire exposer Speedy Graphito, Tanc ou JonOne. Nous avons aussi permis à JonOne et Réro d’entrer en contact avec la galerie Fabien Castanier à Los Angeles. Notre passion, c’est surtout d’être dénicheur de talents et d’accélérer des carrières.
Justement, votre dernier coup de coeur ?
Réro, que j’ai rencontré aux Trois ans du M.U.R aux Blancs Manteaux en 2010, et qui m’a scotché. Pour moi, le seul critère, c’est l’énergie, et il l’a. La quintessence de l’art, c’est ce choc que vous provoque une oeuvre. Le coup de foudre sur une image ne s’explique pas, j’ai une petite musique dans la tête que je partage avec ma femme. C’est la même énergie que j’ai trouvée chez Speedy Graphito, ou chez JonOne – un peintre majeur qui est en train d’exploser : il donne, et les gens reçoivent.
Pourquoi vous investir dans des projets éditoriaux ?
Pour essayer de faire bouger les lignes ! J’ai obtenu pour les éditions Alternatives les droits pour la version française du livre de Banksy, Guerre et Spray. Nous en sommes à la 6ème édition, et 30’000 exemplaires vendus… Toujours aux éditions Alternatives, j’ai trois projets : l’un avec Jef Aérosol, pour ses 30 ans de pochoir, la première monographie de Zevs courant 2013, et enfin un livre sur Réro. J’ai aussi réalisé un livre sur Zenoy dans la collection « Opus Délits » (Critères éditions).
Vous êtes aussi passé à l’édition de lithographies…
Depuis un an, nous avons voulu redonner ses lettres de noblesse à la lithographie. Un peu en réaction contre ces « prints » que l’on trouve dans le monde anglo-saxon, et qui ne sont que des impressions dont les couleurs vont passer au fil du temps. Nous avons donc créé la collection « Noir & Blanc », une série de lithographies imprimées chez Idem, à Paris, et tirées à 30 exemplaires (+ 10 exemplaires d’auteurs). Ont déjà participé Zevs, Réro, JonOne, Mambo, Jacques Villeglé. Jean-Charles de Castelbajac, Mark Jenkins, Ludo, OX, Speedy Graphito entre autres, sont à venir. Quand la collection sera terminée, sans doute dans deux ans environ, nous éditerons un catalogue, et organiserons une exposition dans un lieu prestigieux, peut-être Artcurial à Paris. La lithographie peut être une porte d’entrée pour certains collectionneurs, dans la mesure où beaucoup d’artistes urbains sont devenus des valeurs sûres et de plus en plus inabordables.
Comment expliquez-vous l’engouement actuel du public pour le street art ?
Les gens de ma génération, nés dans les années soixante, et qui ont grandi avec ce mouvement, se retrouvent aux commandes d’à peu près tout : les entreprises, les médias. Ils ne souhaitent pas reproduire les schémas de leurs parents et propulsent les leurs. Les médias s’étant emparés de l’art urbain, le public s’est encore élargi. L’art est toujours un marqueur de son époque, même si le grand public s’en aperçoit tardivement. Or, l’art urbain est le premier mouvement artistique qui a des résonances dans le monde entier. Les « kings » new-yorkais (Quik, John Crash Matos, Seen…) viennent exposer à Paris, qui pour moi est the place to be. Des galeries majeures s’y sont mises. La galerie Jérôme de Noirmont a exposé Futura 2000, Marcel Strouk défend Fenx et JonOne, Emmanuel Perrotin suit JR…
Vous voyez un effet de mode dans cet intérêt ?
Non, pour moi, il s’agit vraiment d’un mouvement durable. Même si les artistes qui comptent dans ce milieu sont limités. Je dirais qu’une dizaine d’artistes français sont destinés à aller très loin : Speedy Graphito, JR, Zevs, Jef Aerosol, Invader, JonOne, Réro… Comme Banksy, Os Gémêos, Shepard Fairey, ce sont des artistes internationaux, dont le message est universel. Le bémol, pour l’instant, c’est encore la frilosité des institutions, toujours en total décalage… Ma crainte est aussi de voir des artistes qui ne sont pas issus de l’art urbain s’en revendiquer. Pour moi, aujourd’hui, un Street Artiste est avant tout un artiste à part entière devant avoir une certaine légitimité dans le temps.
Mais c’est aussi une scène où la jeune génération est très présente…
C’est vrai, il existe de nouveaux artistes, qui souvent ont moins de trente ans, et sont des globe-trotters. Pour la première fois dans l’histoire de l’art, ils sont nomades. Banksy va rendre visite pour quelques jours à Shepard Fairey, les Os Gêméos débarquent chez JR et dorment sur son canapé – peu importe les sommes qu’ils gagnent ! Ce sont des artistes qui développent un langage universel. Ils n’ont pas en ligne de mire l’argent mais le message qu’ils veulent délivrer.
Cela les rend-ils méfiants vis-à-vis du marché de l’art ?
Non, je ne crois pas. Ce sont des enfants de la pub, de la communication, de la télé. Ils ont compris qu’ils ne devaient pas aller vers le marché mais le laisser aller vers eux. Ils sont au contact de nouveaux opérateurs : les maisons de vente qui veulent mettre en avant le street art, les collectionneurs. D’une façon très instinctive, ils arrivent à maîtriser les règles du marketing. Ils savent que nous vivons dans un monde où cette stratégie est nécessaire.
Propos recueillis par Sophie Pujas
Pour en savoir plus :
lezartsurbains.blogspot.fr
www.lezarts-urbains-editions.com
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