Mondiale™ : vibrante incarnation de l’hypercapitalisme
Mondiale™ est le titre d’un livre où les images de Beb‐deum sont reliées au texte d’Alain Damasio. Il a donné lieu à une exposition à l’Apostrophe – Théâtre des Louvrais, à Pontoise. Une plongée saisissante dans un univers peuplé de créatures hybrides. Une géniale métaphore cinglante de l’absurdité de notre monde industriel.
Fasciné par Moebius et Franz Kafka, Beb-deum a basculé dans la science-fiction sans le vouloir, en créant des univers parallèles à partir de son quotidien. Il s’est forgé une personnalité graphique en travaillant pour la presse et la publicité, en illustrant des dossiers sur le transhumanisme, en ne cessant pas d’explorer l’humain, par-delà les produits des nouvelles technologies. Et à partir de simple visages, il parvient à inventer tout un monde. Notre monde de demain ?
Espace intersidéral ?
Sa dernière exposition montre en grand format certains des êtres en mutation tirés de Mondiale™ réalisé en collaboration avec Alain Damasio, auteur de science-fiction et Grand Prix de l’Imaginaire qui leur donne voix. Il ne s’agit pas d’une histoire, comme on peut en trouver dans la Fantasy. Ce « récit d’art fictionné » se présente comme un catalogue de vente de clones, comme la Redoute pourrait en concevoir dans quelques décennies. En l’occurrence, nous sommes en 2046 de notre ère. C’est… redoutable et sidérant !
Parmi d’innombrables modèles, on peut effectuer sa commande, choisir la couleur de peau, la texture des cheveux, télécharger des prothèses et extensions cérébrales ou toutes sortes d’options hallucinantes. On y découvre les dernières innovations, comme ce projet d’un biodesigner d’une série limitée sonorisée : « lumière vivante, plusieurs année d’autonomie. S’éclaire sur toute surface corporelle. Zones dissociables » (juste l’anus éclairé en rose, par exemple) ; « effets et couleurs illimités (mode procédural, improvisé et behaviouriste) » ; possibilité de « diffuser les souvenirs, en direct, pris dans la tête du client ». On peut même se procurer le nec plus ultra : la robe à nanofibres humaines métissées (à partir de cellules de foie de fœtus de Mongh, extrait de placenta de Mangbetu, élastine de tamoule pré-pubère, collagène de batave) ».
« Bouteille à l’Amer »
Déjà, ces créatures tentent de se réapproprier leur corps commercialisé. Les marques physiques constituent autant de signes de distinction. Saturés de ces traces de leur aliénation, les clones sont finalement uniques : « Nous tous, identiques et sériels, qui cherchons notre identité dans nos corps optionnels, sur nos lèvres personnalisées traquant désespérément le tatouage qui révèlera l’unicité de notre peau, la blessure qui nous rendra enfin singuliers, la minuscule différence qui nous fera enfin être nous-mêmes ».
Ces rebelles lancent un message clair pour « l’intertime » : « En 2030, ils cloneront le premier jumeau (…) la commercialisation des corps de culture débute en 2046. Avec la Mondiale™ . Si vous interceptez ce fichier, envoyez-le au monde. Partout. »
Sauver sa peau
Malgré leur condition de marchandise, ces « clownes » font de la résistance. En effet, ils pensent et ils écrivent. Esclaves, prostituées, et autres clones rebelles parodient ici leur condition : « Pure chair à canon. Pure bombe anatomique. Notre destin est de réenchanter le monde de la marchandise partout exsangue ». Au prime abord, ces individus augmentés semblent bien diminués. Mais on doit lire entre les lignes : parmi les promotions, nouveautés ou meilleurs ventes : « Qui sommes-nous ? Où allons-nous ? ».
De façon récurrente, quelques figures sont déclinées à l’envie. L’ancêtre déridée, pixélisée témoigne de notre refus de disparaître : « l’immortalité à portée demain ». La geisha assouvit le moindre fantasme, tandis que la doll est, par nature, docile : « Elles sont le rêve, dont elles fusionnent toutes les dimensions » (…) ces corphes ne stimulent pas l’imagination romantique ou bestiale, elles sont plutôt (…) choc-matière, (…) précipitation du désir ». La métis est une métaphore du produit universel reproductible à l’infini.
Cette Mondiale™ est plus qu’un produit de synthèse. Comme l’explique Beb-deum, dans notre entretien : « TM pour Trade Mark, est en effet une marque déposée d’un produit commercial. En fait, Mondiale, c’est la femme issue du métissage qui synthétise et symbolise le monde lui-même, c’est-à-dire un produit marchand ». Alors, comment l’individu peut-il résister face à la globalisation ? Pourquoi préserver son intégrité ? Bref comment sauver l’humanité ?
Submersion
Évidemment, BD livre, une critique cinglante de nos sociétés. Finalement, ces regard très expressifs, cette présence frontale questionnent sur la fragilité des valeurs de l’humain face aux menaces de la technologie et des ravages de l’hypercapitalisme : appât du gain, sur-consommation, déshumanisation, perte d’identité, narcissisme… : « Artiste visionnaire, pourrait‐on dire, si le terme ne portait pas en soi une connotation des siècles passés, Beb‐deum révèle, tel un anthropologue de l’anticipation, les visages du futur si nous ne prenons pas garde à conserver l’intégrité de notre conscience », précise Jean-Pierre Plundr, conseiller aux arts plastiques à l’Apostrophe.
Accompagnés de récits brefs, dans le livre, ces fascinants portraits se suffisent à eux seuls ici, dans cette exposition. Bien que moins immersives que les précédentes, celle-ci permet d’apprécier à loisir le sens du détail sur les grandes bâches ou les reproductions encadrées. Les visiteurs sont submergés par l’émotion, parfois troublés par ce qu’ils pensent être de la photographie (d’ailleurs ces images numériques sont disponibles en édition limitée, numérotée et signée).
Il faut dire que ces clones accrochent d’emblée le regard. Avec leurs couleurs vives, ils paraissent presque joyeux. Intrigants, ils peuvent amuser, car chacun porte un monde en soi et paraissent bien vivants. Il médusent aussi. Nul doute que Beb-deum marque le public de son empreinte.
Et si ces visages étaient ceux de demain ? De conceptuels, ces êtres nous semblent déjà familiers. À présent, ils s’animent car, outre ces images fixes, des séquences vidéo / son coréalisées avec Hugo Arcier. Ici et maintenant, on réalise que c’est déjà demain, et que loin d’être visionnaire, Beb-deum est d’une redoutable lucidité.
Sarah Meneghello
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