Le rouge et autres propos hauts en couleur de Michel Pastoureau
Le rouge et autres propos hauts en couleur de Michel Pastoureau Le 17 avril 2014 |
Historien médiéviste et directeur d’études à l’École pratique des hautes études, où il occupe depuis 1983 la chaire d’histoire de la symbolique occidentale, Michel Pastoureau a publié une quarantaine d’ouvrages, consacrés à l’histoire des couleurs, des animaux et des symboles. Le dernier, Vert, a été publié en 2013. Interrogé par Art Media Agency, c’est sur le rouge que la discussion se porte.
Vous avez consacré un livre au bleu, puis au noir, et enfin au vert. Pourquoi cette série ne comporte-t-elle pas un ouvrage dédié au rouge ? Est-ce que cela fait partie de vos projets ? Le livre sur le rouge est actuellement en chantier. Je n’ai pas commencé par celui-ci parce que c’est le morceau le plus important en matière de monographie autour d’une couleur. Il faut donc énormément de temps. Par exemple, le Noir m’a demandé dix ans de travail, le Bleu aussi. Il s’agit d’une tâche de longue haleine. Il y a tellement de choses à dire sur le rouge, je vais devoir faire du tri ! Il va me falloir encore trois ou quatre ans. Depuis combien de temps vous y attelez-vous ? On ne peut pas parler d’une couleur de façon indépendante. On fait forcément des oppositions. Lorsque je parle du noir, je rencontre le rouge. Cela fait partie de mes recherches sur les couleurs, que je produis depuis quarante ans maintenant. Mais, pour être plus précis, cela représente l’équivalent d’une bonne dizaine d’années de travail et d’enseignement. Le rouge a longtemps remplacé le blanc dans son opposition avec le noir, surtout en Orient. Pourquoi est-ce moins le cas en Occident ? En Occident, le blanc et le rouge sont des contraires, le blanc et le noir aussi. Mais, le rouge et le noir n’entretiennent pas beaucoup de relations. Nous avons donc un schéma à trois pôles: le blanc, le rouge et le noir. En fait, il représente le blanc et ses deux contraires (le rouge et le noir). Il faudra attendre des éléments venus d’Orient, le jeu de cartes par exemple, où l’on trouve une opposition entre le rouge et le noir, ou encore le jeu d’échecs. Le rouge est porteur une forte dualité. Il peut être considéré positivement ou négativement. Pouvez-vous nous en parler ? Toutes les couleurs sont duelles. Elles portent leurs bons et leurs mauvais aspects. Le « mauvais » rouge est celui de la colère, de la faute, des crimes de sang, de la punition ou du danger. Cela remonte à des temps très anciens. Le « bon » rouge est celui de la fête, de l’enfance, de la beauté, de la féminité, de l’amour. Et, à l’intérieur de l’amour, se trouve aussi une opposition : l’amour-passion et réjouissant côtoie l’amour érotique et transgressif. Une même couleur prend plusieurs aspects. Dans Le Traité des couleurs, qui a beaucoup influencé les ouvrages et les œuvres de Kandinsky, Goethe décrit la couleur comme de la lumière obscurcie. Il appelle cela « l’intensification ». Pour lui, le rouge proviendrait de « l’intensification » du jaune, tout comme il serait issu de « l’intensification » du bleu. Le pourpre en serait la fusion. Qu’en pensez-vous ? Ces idées ont énormément vieilli et sont à présent datées. Il n’y a pas de vérités de la couleur. Je pense à cette phrase absurde de Johannes Itten, théoricien du Bauhaus : « les lois de la couleur sont éternelles et universelles ». Tous mes travaux vont dans le sens contraire. Tout est culturel. Le Traité des couleurs de Goethe se situe donc dans une réaction contre les théories de Newton. Les théories du Bauhaus sont dépassées, comme celles de Klee, Kandinsky, Albers et d’autres. Le chercheur ne peut que retracer l’histoire de ces théories. Mais, aucune ne prend le pas sur les autres. Quand on réfléchit au rouge dans l’art, on pense à l’artiste japonaise Yayoi Kusama, mais aussi à Malevitch et son Carré rouge de 1915. Que vous évoque cette couleur dans ce champ artistique ? Le rouge me fait penser à la peinture ancienne, aux artistes italiens de la Renaissance, spécialement ceux du XVe siècle, comme Ucello et Raphaël, admirables peintres des rouges. Je pense à ces époques, celles où l’on travaillait les pigments naturels. Et, dans la gamme des rouges, les peintres européens ont eu très tôt une grande diversité de pigments. Ils étaient bien plus variés que pour d’autres couleurs. Est-ce la raison pour laquelle le rouge a été pour eux LA couleur par excellence ? Oui. D’ailleurs, dans certaines langues, l’image est restée. « Coloratus » en latin ou « colorado » en espagnol signifient à la fois « rouge » et « couleur ». Le corbeau ! Cela fait penser à vos analyses sémiologiques des contes et fables. Oui. C’est toujours cette trilogie énoncée précédemment, qui compte le blanc, le noir et le rouge. Dans le Corbeau et le Renard de Jean de La Fontaine, on trouve cette circulation de l’oiseau noir qui lâche un fromage blanc récupéré par le renard rouge. Il y a cette primauté du schéma blanc, rouge, noir dans les structures anciennes, qu’il s’agisse de mythes, de textes ou d’images. Les autres couleurs comptent moins. Nous avons évoqué la représentation de cette couleur dans le passé. Qu’en est-il aujourd’hui, dans la vie de tous les jours ? Quand j’étais enfant, les rouges avaient tendance à tirer sur l’orangé. Ils pouvaient aussi être vermillon ou franc. Aujourd’hui, ce qui me frappe dans le spectacle de la rue ou de la vie quotidienne, c’est que tous les rouges sont plus ou moins violacés, rosés ou tirant vers le framboise et le magenta. Il s’agit d’un changement auquel je suis sensible. Ce phénomène est paradoxal, car les sondages montrent qu’en Occident, ces nuances-là (magenta, rosé…) ne sont pas appréciées. Art Média Agency |
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